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femme trompe son amant. Les trésors de fourberie et de vice que les autres dépensent pour leur libertinage, ces habiles les prodiguent à leur chimère : monter au pouvoir et, quand elles y sont, y rester. De là cette honnêteté relative qui les signale pendant leur règne, leurs amours ne les gênent pas, on n’en parle jamais qu’au passé : ces femmes-là ont des prologues, elles n’ont jamais d’épisodes.

Bianca Capello avait une de ces beautés à la Maintenon que le temps épanouit. Noble taille, grand air, nature pondérée et consciente, carnation superbe ; à Florence, au palais Pitti, à Padoue, casa Capello, à Bologne, palais Caprara, ses différens portraits nous la montrent au plein de son éclat, de sa fortune. On pourrait même insinuer que celui de Florence, à force d’appuyer sur le plantureux, nuit à son modèle, ce qui nous remet en mémoire l’exclamation humoristico-philosophique de la comtesse Hahn-Hahn, dont les voyages et les romans eurent jadis une heure de célébrité, mais qui ne passait point pour être belle : « Ça, Bianca Capello ? cette grosse femme avec un double menton et des yeux d’écrevisse ; mais alors, moi aussi, bonté céleste ! j’aurais pu être adorée et faire commettre des folies aux souverains de mon temps ! » C’est pourquoi nous conseillerons aux amateurs de documens sérieux de ne consulter que l’image du palazzo Caprara, la seule authentique. Partout vous apparaît la grande-duchesse, aucun témoignage ne se rapportant à la jeune fille, aucun du moins que nous ayons vu. L’expression est douce, avenante, presque joyeuse, avec un mélange de perfidie dans le sourire. L’attrait divin et pernicieux de la Joconde et de la plupart des héroïnes de cette période où le type saisi par Léonard de Vinci se perpétue comme par atavisme en se maniérant sous l’excès de culture[1]. Il est à croire que Bianca resta belle jusqu’à la fin ; les vers nombreux que Tasse lui dédie sembleraient l’indiquer, car lorsque le poète vint à Florence, l’illustre dame avait passé la quarantaine, et nous savons qu’à ce moment de la renaissance, la plante humaine poussait et mûrissait vite. Je me la figure svelte et charmante aux jours de son escapade, arrivant dans la cité des fleurs au bras de Buonaventuri. Roméo et Juliette avaient eu leurs noces dans Venise ; dès le premier pas sur la terre ferme, le roman commence à bifurquer : toujours les deux sentiers d’Hercule, l’un que vous indique la Poésie une coupe de poison à la main, l’autre que la Fortune vous

  1. Le portrait d’après Alexandro Allori, donné par M. Eugène Plon dans un nouvel Appendice à son Benvenuto Cellini, répond à cet idéal énigmatique, mais il ne s’agit encore là que de la femme déjà éprouvée, sinon mûrie, et déjà forte, aux premiers temps de sa liaison avec François de Médicis ; quant à la jeune fille avant sa chute, il nous faut, je le crains, renoncer à la connaître, car s’il existait sur elle un seul renseignement, l’habile chercheur l’eût indiqué.