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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/207

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travaille. Leurs capitaines et leurs généraux affectent volontiers des allures de tranche-montagnes : — « Je suis le redouté Balata Gebro, disait l’un d’eux à M. Rohlfs. Il me suffit de mon visage pour mettre en fuite deux mille Turcs. J’ai tué de ma main cent Égyptiens et de ma main j’ai châtré vingt-cinq infidèles. Je suis le fort et l’invincible, celui qu’on reconnaît à sa peau de léopard tachetée de noir. On me nomme le maigre Balata Gebro ; mais le maigre Balata est un lion qui chaire ou égorge tous ses ennemis. » — Gras ou maigres, les généraux éthiopiens ne reçoivent aucun traitement et leurs soldats ne touchent point de solde. Les uns et les autres en sont réduits à se payer par leurs mains. Ils vivent de maraude, de pillage ; le butin se partage régulièrement : tant pour les chefs, tant pour les officiers, tant pour la troupe. Quand on se bat avec l’Egypte, on pille les Égyptiens ; en temps de paix, on pille les Abyssins, et le gouvernement de l’Abyssinie, comme le remarque M. Rohlfs, est un état de guerre permanent de quelques-uns contre tous. Fénelon écrivait en 1710, dans un temps de malheurs où les soldats n’étaient plus payés : « Les peuples craignent autant les troupes qui doivent les défendre que celles des ennemis qui veulent les attaquer. On ne peut plus faire le service qu’en escroquant de tous côtés ; c’est une vie de bohèmes et non de gens qui gouvernent. » Tant que le négus ne se décidera pas à payer ses soldats, le royaume d’Ethiopie mènera une vie de bohèmes.

L’empereur Jean avait écrit à plusieurs reprises à l’empereur d’Allemagne ou de Prusse, comme on l’appelle dans les pays lointains, pour solliciter ses bons offices dans sa lutte avec l’Egypte. L’empereur Guillaume confia à M. Rohlfs le soin de lui porter sa réponse. Il ne pouvait mieux choisir son ambassadeur ; M. Rohlfs avait accompagné les Anglais dans cette fameuse campagne contre le roi Théodore, où les éléphans de l’Inde ont prouvé à leurs frères encore incultes de l’Afrique quels services essentiels un éléphant bien élevé peut rendre à l’homme. Avec sa lettre, M. Rohlfs portait au négus de fort beaux présens. En 1878, il était parti pour une exploration dans le bassin du Haut-Congo, et on l’avait chargé de déposer en passant aux pieds du sultan d’Ouaday un magnifique parasol de soie verte, enrichi de franges d’or et dont le manche mesurait deux mètres de hauteur. M. Rohlfs avait essuyé dans son expédition de désastreuses mésaventures, dont nous avons parlé ici même. Il fut arrêté, dévalisé dans une des oasis de la Tripolitaine par de perfides Suyas, qui se partagèrent sans vergogne les franges d’or de l’impérial parasol vert. Dès son retour à Berlin, il les fit remplacer par d’autres encore plus belles, et il n’attendait qu’une occasion de placer quelque part sa gigantesque ombrelle raccommodée. N’ayant pu arriver jusqu’au sultan, à qui il l’avait dessinée, il s’avisa d’en faire hommage au roi très chrétien d’Éthiopie. Partout, en Afrique, on fait grand cas des parasols. Les sultans les aiment