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naître dans les luxueux jardins de Loumbini, est-ce bien là naître tout à fait de la même manière ? ou encore, que voit-on de commun entre les six enfans de Devaki dont la naissance a précédé celle de Krichna, et le dogme consacré de la virginité de Mayadevi, la mère de Bouddha ? Mais les ressemblances fussent-elles plus frappâmes encore, puisqu’elles s’expliqueraient assez si bouddhistes, d’une part, et krichnaïtes, de l’autre, ont puisé leurs légendes à la source commune des antiquités brahmaniques, pourquoi vouloir que le bouddhisme se soit modulé sur le krichnaïsme ou le krichnaïsme sur le bouddhisme ?

Or, voici le point important du débat. Si c’est le bouddhisme qui a précédé le krichnaïsme, on voit parfaitement, et nous allons les dire, les raisons d’être et de naître que conservait le krichnaïsme. Mais, au contraire, et si le rapport, comme on le prétend, devient inverse, alors le bouddhisme apparaît dans l’histoire de l’Inde comme un effet sans cause ; et l’on ne discerne pas plus les raisons qui l’y ont fait naître que celles qui l’y ont fait définitivement mourir. Supposé que le krichnaïsme ait élargi le premier, comme on dit, les voies du salut, à quoi bon le bouddhisme, et comment rendre raison de ces huit ou dix siècles d’empire qu’il a exercé dans l’Inde même ? Quoi de plus naturel au contraire si, selon l’ancienne hypothèse, la littérature des Pouranas nous représente l’effort du brahmanisme pour reconquérir le pouvoir échappé de ses mains ? Supposé que les anciens Pouranas, non pas ceux qui nous sont parvenus, mais ceux que l’on croit qui les auraient précédés, eussent mis à la portée des femmes et des castes inférieures une religion d’amour, et même de charité, d’où viennent alors les légendes bouddhiques, de quelle nécessité sociale sont-elles l’expression, à quelle révolution nouvelle des esprits répondent-elles ? Mais quoi de plus facile à dire, si nous les supposons au contraire nées les premières, et comme d’elles-mêmes, au milieu d’un peuple opprimé par le régime des castes ? Supposé enfin que le krichnaïsme ait précédé le bouddhisme, et la morale sensuelle, corruptrice même, du Bhagavata la morale étroite, mais pure, du bouddhisme, comment et pourquoi le bouddhisme a-t-il perdu le terrain qu’il avait conquis, jusqu’à disparaître à peu près entièrement du sol natal de l’Inde, et ne trouver à réparer ses pênes qu’au Thibet et en Chine ? Mais, au contraire, quoi de plus simple, si Çakjamouni n’avait oublié que de tenir compte, en prêchant sa doctrine, du tempérament de la race qu’il voulait réformer, et si c’est en faisant droit aux pires exigences de ce tempérament que le krichnaïsme a supplanté la religion rivale ?

Assurément ce ne sont là que des conjectures, mais, conjectures pour conjectures, n’est-il pas permis de préférer celles qui nous donnent une explication provisoire des faits à celles qui ne peuvent s’établir que sur des contestations de faits, toujours un peu « subjectives, » comme disent