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critique veut remonter aux origines des littératures nationales, elle rencontre devant elle nos chansons de geste, et il se trouve que chaque pays, pour éclairer les avenues de sa propre histoire littéraire, est forcé d’étudier la nôtre. L’auteur du livre que nous annonçons, M. Pio Rajna, est professeur à Florence ; il appartient à cette élite de maîtres distingués réunis autour de Comparetti, de Villari, qui font de l’institut florentin un des foyers de lumières de l’Italie. L’ouvrage de M. Pio Rajna lui a demandé beaucoup de temps et de peine ; c’était d’abord un mémoire qui fut présenté à l’académie des Lincei et obtint un des prix fondés par la munificence du roi. Cette récompense éclatante n’a pas empêché l’auteur de reprendre son travail, de le compléter, de le refondre, et c’est seulement après plus de huit années de patientes recherches qu’il le donne enfin au public, en le faisant précéder d’une dédicace à M. Gaston Paris.

M. Pio Rajna n’y traite qu’une seule question ; mais cette question est peut-être la plus importante et la plus difficile de toutes : il veut savoir quelle est l’origine de l’épopée française. C’est vers la fin du XIe siècle qu’elle nous apparaît pour la première fois ; elle est alors formée de toutes pièces, et elle a produit le Roland, son chef-d’œuvre. Il est donc certain qu’elle n’en était pas à ses débuts. Mais combien de temps a-t-elle mis et par quelles routes a-t-elle passé pour arriver à la perfection, nous l’ignorons tout à fait, et il n’est guère probable que nous le sachions jamais d’une manière sûre. L’absence de renseignemens précis et décisifs nous livre à l’hypothèse. Celle qui semblait jusqu’ici la plus vraisemblable, que M. Gaston Paris soutient dans son Histoire poétique de Charlemagne, M. Gautier dans sa seconde édition de son grand ouvrage, à laquelle M. Paul Meyer s’est toujours rattaché, c’est que notre épopée doit être née au plus tôt vers le Xe siècle, qu’elle a toujours parlé roman et qu’elle est entièrement française. Au contraire, M. Pio Rajna la croit d’origine germanique ; il pense qu’elle existait déjà quand les Francs ont envahi l’empire romain et qu’ils l’ont apportée avec eux de leur pays, en sorte qu’on pourrait dire d’elle ce que disait Montesquieu du régime représentatif, « qu’elle est née dans les bois. »

Voilà la thèse soutenue par M. Pio Rajna, avec un talent remarquable, dans un gros volume de près de 600 pages, qui mérite un examen attentif. Ai-je besoin de dire qu’avant d’en entamer l’étude il nous faut écarter de notre esprit toute vaine préoccupation de patriotisme ? Notre orgueil pourrait sans doute être flatté qu’un noble genre de poésie, qui a jeté tant d’éclat pendant trois ou quatre siècles et que toutes les nations de l’Europe nous ont