Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/251

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvenir lointain. M. Pio Rajna essaie pourtant de s’en faire quelque idée et cherche à quel genre particulier elles pouvaient appartenir. Il n’hésite pas à répondre que c’étaient déjà des épopées. A prendre l’épopée par ses caractères les plus généraux, et sans prétendre en donner une définition précise, — ce qui est difficile et dangereux, — on peut dire qu’elle est une narration poétique d’événemens mémorables. C’est à peu près ainsi que la définissait Horace quand il disait qu’elle montre les grandes guerres et les belles actions des rois et des chefs :


Res gestœ regumque ducumque et fortia bella.


N’est-ce pas précisément ce que faisaient les poètes primitifs de la Germanie ? Ils chantaient les grandes actions de leurs chefs morts ou vivans, et ces actions étaient toujours des combats. Nous savons de plus que l’épopée fleurit d’ordinaire dans des temps où l’histoire n’existe pas encore et qu’elle en tient lieu. Or Tacite affirme que les chants nationaux sont, en Germanie, le seul moyen de conserver la mémoire du passé : Quod unum apud illos memoriœ et annalium genus est ; et Jornandès confirme le témoignage de Tacite quand il nous dit que ces anciennes chansons avaient tout à fait le caractère de l’histoire.

M. Rajna pense donc que les barbares possédaient des chants épiques, pendant qu’ils habitaient ensemble la Germanie. Mais qu’ont-ils fait de ces chants quand ils ont quitté leur pays ? Faut-il croire qu’ils les aient pieusement transportés avec eux, dans leurs courses aventureuses ? N’est-il pas probable, en tout cas, qu’une fois maîtres des Gaules, établis sur un sol nouveau, enlacés par une civilisation supérieure dont le charme a fini par les vaincre, ils n’ont pas tardé à les oublier ? M. Rajna ne le pense pas, et il montré qu’ils en ont gardé le souvenir plus longtemps qu’on ne le croit. Nous avons des documens curieux qui le prouvent. Dans les pays nouveaux où ils s’étaient fixés, les rois germains, en prenant la place des anciens maîtres, avaient hérité de toute leur clientèle. Les gens de cour, habitués à vivre de la munificence des césars, s’étaient naturellement tournés vers leurs successeurs, prêts à leur rendre les mêmes services pour en recevoir les mêmes récompenses. Il y avait surtout des poètes affamés qui offraient sans scrupule aux nouveaux princes les louanges qu’ils avaient prodiguées aux anciens. Par malheur, ils trouvaient la place prise. Les rois germains avaient leurs poètes aussi, des poètes assurément fort barbares, mais dont ils comprenaient la langue, aux chants desquels ils étaient accoutumés, et qui n’entendaient pas sans doute se laisser