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du Nord ? L’auteur, sans doute, appartient au Midi par sa naissance, nous l’avons vu plus haut ; il dit : « les nôtres, » en parlant des Bourguignons, ce qui n’empêche pas qu’il ne manifeste nulle part d’une manière bien vive sa préférence pour eux. Il ne triomphe pas trop des victoires de Girart ; il ne s’afflige guère de celles de Charles : il traite bien les braves des deux partis, et dans quelque armée que se donne un grand coup d’épée, il l’admire sincèrement. Le récit se poursuit ainsi jusqu’à la fin avec une impartialité voisine de l’indifférence.

Le même esprit se retrouve dans la façon dont l’auteur dépeint ses personnages. Il ne se passionne tout à fait pour aucun d’eux. Ce n’est pas un homme de parti, tendre aux siens, sévère aux autres ; à propos de tous sans distinction, il voit, il dit leurs défauts comme leurs qualités, et mêle toujours quelques ombres à ses portraits. Le comte Girart est le héros du poème ; ce qui n’empêche pas l’auteur de le malmener à l’occasion. Voici comment il suppose qu’un de ses vassaux, le comte Landri, lui parle un jour en plein conseil : « Je vous dirai votre fait, Girart, et, si vous vous irritez, je m’en soucie comme d’un œuf, car ce que j’en dis, c’est pour votre bien. Vous ne maintenez ni droit, ni loi, ni justice. Quiconque se plaint à vous est reçu avec des railleries ; c’est là ce qu’il y a en vous de pis. Mais, par le Dieu qui vous fait vivre, si vous ne déposez l’orgueil, la hauteur, l’injustice, la mauvaise foi qui sont en vous, si vous ne faites entrer en votre cœur la pensée de Dieu, si vous ne servez pas mieux Charles, votre seigneur, vous perdrez vos grandes possessions : de cent mille hommes, il ne vous en restera pas dix ; de votre grande terre, pas une cité ni une ville ! » Et l’auteur ajoute que ce jour-là Landri parlait en homme sage. De son côté, le roi Charles, le grand adversaire de Girart, est représenté, suivant les occasions, sous des couleurs assez différentes. C’est d’abord un roi puissant, un roi juste : « Charles est le meilleur justicier que je sache ; de la mer jusqu’ici il n’y a si riche baron qui ne tremble lorsqu’il s’irrite. » En effet, ses colères sont terribles. Il s’emporte « comme un Allemand » contre ceux qui lui résistent. « Je ne veux pas de sermons, dit-il, » quand on lui conseille la modération. La vue de sa belle armée remplit son cœur d’orgueil et il éclate contre son ennemi en menaces effrayantes : « Voyez-vous par ces prés cette forêt de lances ? Avec tout cela, je ferai à Girart deuil et tourment. Ne croyez pas que je lui laisse sa terre ! Je ne laisserai subsister ville sur sol, ni arbre fruitier que je ne déracine, de sorte que branches et feuilles s’en dessécheront. » Si bien qu’un des assistans ose lui répondre : « Roi, Dieu t’affole ! » Malgré sa violence et sa vanité, il se laisse mener et quelquefois jouer par sa