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des hommes armés le presse qu’il se montre le plus solide et le plus vaillant… Tous, puissans et faibles, trouvent un appui en lui, il a toujours aimé les vaillans chevaliers et honoré les pauvres comme les riches, estimant chacun selon sa valeur. Sachez que cette guerre l’afflige très fort et qu’il a eu pour cela maintes querelles avec Girart, mais il n’a pu l’en détourner. Cependant il est toujours, au besoin, venu à son secours. Et ce n’est pas par moi qu’il sera blâmé. Quiconque abandonne son ami est méprisé en toute bonne cour. Je ne finirais aujourd’hui si je voulais vous conter tout ce qu’il a de bon en lui. Et, par ce Dieu en qui vous croyez, il est mon ennemi, et je le hais très fort, mais j’aimerais mieux être Fouque, avec ses qualités, que le seigneur reconnu de quatre royaumes[1]. « Il me semble que ce magnifique éloge fait assez bien connaître quelles étaient les pensées secrètes de l’auteur. Il chante souvent les batailles, — les grands personnages pour lesquels il écrit ne voulaient pas entendre autre chose ; — lui-même, une fois le récit en train, il y prend goût et s’y attache volontiers. Mais, au fond du cœur, il les condamne. Comme Fouque, son héros, « il aime la paix et déteste la guerre. » Il malmène ces seigneurs « qui, lorsqu’ils sont voisins, sont plus âpres à se combattre que des chiens à la poursuite du sanglier. » Il voudrait qu’au lieu de s’user à ces querelles intérieures, la chrétienté songeât davantage à l’ennemi commun : « Si nous nous unissions pour attaquer les Sarrasins ! » Il songe enfin avec quelque pitié à tous les pauvres gens que ces luttes des grands seigneurs réduisent à la misère. Pendant que dirait et sa femme, fuyant la colère du roi Charles, sont cachés dans la forêt d’Ardenne, ils rencontrent des marchands qui viennent de Paris et qui leur parlent des préparatifs que fait le roi pour s’emparer de son ennemi. Aussitôt Berte effrayée s’écrie : « Girart est mort ; je l’ai vu mettre en terre. — Dieu en soit loué ! répondent les marchands, car il faisait toujours la guerre, et par lui nous avons souffert bien des maux ! » Soyons sûrs qu’ici le poète exprime ses véritables sentimens et parle par leur bouche.

Toutes ces réflexions que suggère la lecture de notre poème ne laissent pas, quand on y réfléchit, d’être un peu embarrassantes. On suppose ordinairement que celui qui compose une épopée cherche à exciter les sentimens patriotiques ou à glorifier des personnages populaires ; or, nous venons de voir qu’on ne peut guère attribuer ces intentions à l’auteur de Girart. Mais alors, s’il est vrai qu’il n’ait pas

  1. J’ai cité tout ce long passage pour montrer l’idée que le moyen âge se faisait du parfait vassal. Il serait curieux de le rapprocher du portrait qu’Ennius traçait, dans son poème épique, du bon client.