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personnages des deux épopées, malgré leurs différences, ont entre eux un air de parenté. Ceux de notre chanson de geste passent leur vie entre la guerre et le conseil ; ils aiment à donner de grands coups d’épée et à tenir de longs discours ; ils sont, comme les héros d’Homère, « diseurs de parole et faiseurs d’actions. » Dans les détails des batailles, les ressemblances sont plus frappantes encore. C’est la même alternative de mêlées confuses et de combats singuliers. Avant d’en venir aux mains, les Bourguignons et les Français, comme les Troyens et les Grecs, s’injurient de la belle façon. « Andefroi s’écrie : Viens ici, Fouchier ; tu m’as fait tort et dommage lorsque l’autre jour tu m’as tué mon oncle Thierri. Certes j’aurai du regret si je ne t’en récompense pas, si je ne frappe pas de cette épée un tel coup que je ne te pourfende jusqu’à la ceinture. — Vous en avez menti, glouton, vantard, et je prouverai que vous n’êtes qu’un menteur. — Ils éperonnent alors leurs chevaux et se jettent l’un sur l’autre[1]. » N’est-ce pas vraiment une scène d’Homère ? L’œuvre du second poète, de celui qui au XIIe siècle a remanié Girart de Roussillon, autant qu’on peut la distinguer, n’a pas tout à fait le même caractère. Chez lui cette grandeur épique, cette simplicité raide s’assouplissent un peu. Les incidens se compliquent ; les aventures deviennent plus imprévues et plus amusantes. On sent un effort pour donner plus d’intérêt et de piquant au récit. Les femmes et l’amour y tiennent une grande place. Le roi a imaginé de livrer Fouque, qu’il a fait prisonnier, à la fille de ce comte Thierri que les amis de Girart ont assassiné dans un guet-apens. Il ne doute pas que la jeune comtesse ne venge son père sur son captif et jouit d’avance de la punition qu’elle en va tirer. Ce n’est pas tout à fait ce qui arrive. Elle s’éprend de lui et finit par l’épouser, malgré la colère de Charles. L’épopée, comme on voit, tourne au roman. C’est du reste sa fin ordinaire et elle a suivi partout la même marche. — Ici encore les chansons de geste ont pour nous cet intérêt qu’elles confirment les règles que la critique a tracées à propos de l’épopée antique.

L’analyse que je viens de faire du livre de M. Meyer montre à combien de sujets il touche, que de pensées, que de réflexions il suggère, et la lumière qu’il répand sur l’histoire de notre ancienne poésie. M. Pio Rajna et lui sont partis pour l’étudier des deux extrémités opposées. Le premier la prend à sa naissance ou plutôt avant qu’elle soit née, et veut remonter à ses origines les plus lointaines ;

  1. Les gros mots ne manquent pas dans ces invectives. « Dieu te confonde ! cœur de matin, a dit un jour Girart au roi Charles. C’est tout à fait ainsi qu’Achille, s’adressant à Agamemnon, lui dit « qu’il a un œil de chien et un cœur de lièvre. »