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qui juge par instinct, ceux qu’on appelait autrefois, les honnêtes, gens. On me dira que les honnêtes gens, pour moi, sont les appréciateurs de Tolstoï : que l’homme qui a jamais raisonné autrement me jette la première pierre.

Ces suffrages recueillis en bon lieu m’encouragent à parler. Pourtant que de raisons d’hésiter encore ! Je veux être de bonne foi, dire toute ma pensée, dire que cet écrivain, quand il consent à n’être qu’un romancier, est un maître, des plus grands, de ceux qui porteront témoignage pour notre siècle. Est-ce qu’on dit ces énormités, est-ce qu’on les croit, d’un contemporain qui n’est même pas mort, qu’on peut voir tous les jours avec sa redingote, sa barbe, qui dîne, lit le journal, reçoit de l’argent de son libraire et le place en rentes, qui fait en un mot toutes les choses bêtes de la vie ? Comment parler de grandeur avant que la dernière pincée de cendres se soit évanouie avant que le nom se soit transfiguré dans le respect accumulé des générations ? Tant pis, je le vois si grand qu’il m’apparaît comme un mort. Autre difficulté ; s’il y a toujours quelque ridicule à dire : Prenez mon ours, — qu’est-ce donc quand on ne peut même pas montrer cet ours, quand il faut prier les curieux de l’aller chercher aux environs du pôle nord ? Avant que des traductions aient permis de contrôler ma critique, comment disserter ici d’une abstraction, analyser une œuvre inconnue, l’œuvre la plus touffue et la plus compliquée ? Par où prendre et rendre visible ce nuage qui n’a pas passé dans notre ciel ?

Heureusement, je devance à peine l’heure où tout le monde pourra juger sur pièces le procès. Une maison qui compte avec les intérêts de la science et des lettres plus encore qu’avec ses propres intérêts a bien voulu tenter l’épreuve ; dans quelques jours, Guerre et Paix paraîtra dans la collection des romans étrangers de la librairie Hachette. On nous fait d’autre part espérer une traduction prochaine du second roman de Tolstoï, Anna Karénine, le grand public va donc se prononcer : sera-ce pour ratifier l’admiration des premiers qui ont subi le charme ? Le grand public, comme le bon Homère, sommeille quelquefois, et pendant longtemps. Je m’attends qu’il nous taxera d’enthousiasme, que notre critique littéraire sera perdue de réputation. Et après ? Nous enlèvera-t-on les bonnes heures passées sur un beau livre, la joie d’avoir trouvé un maître qu’on revient souvent écouter, pour apprendre de lui comment vivent les hommes ? Non ; pas plus qu’on ne contriste un amoureux en lui prouvant par raison démonstrative que la femme qu’il aime est laide.

Avant de me donner carrière, j’ai cru devoir cette confession au lecteur, pour qu’il fût instruit de mes embarras, de mes scrupules, et, d’une partialité que j’avoue sans détours.