Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Meissonier avait pensé un jour à peindre un panorama : j’ignore comment la tentative eût réussi, mais je crois bien qu’elle m’eût fourni le meilleur terme de comparaison pour faire comprendre le double caractère de l’œuvre de Tolstoï.

Le plaisir y veut être acheté comme dans les ascensions de montagne ; la route est parfois ingrate et dure, on se perd, il faut de l’effort et de la fatigue ; mais, lorsqu’on touche au sommet et qu’on se retourne, la récompense est magnifique, les immensités de pays se déroulent au-dessous de vous : qui n’est pas monté là-haut ne connaîtra jamais le relief exact de la province, le cours de ses fleuves, et l’emplacement de ses villes. De même, l’étranger qui n’aurait pas lu Tolstoï se flatterait vainement de connaître la Russie contemporaine, et celui qui voudrait écrire l’histoire de ce pays aurait beau compulser toutes les archives, il ne ferait qu’une œuvre morte s’il négligeait de consulter cet inépuisable répertoire de la vie nationale. — Le public russe a de tout autres exigences que le nôtre. Surmenés d’affaires, de préoccupations, et de pensées, nous voulons, quand nous prenons un roman pour nous divertir, une lecture légère, facile à digérer ; le Russe, qui a de longues heures inoccupées et une existence sociale peu tendue, garde une réserve d’attention considérable pour le superflu de la vie ; il ne craint pas un roman touffu, philosophique, bourré d’idées, qui fait travailler son intelligence autant, qu’un livre de science pure.

En outre, il ne possède pas notre longue éducation classique, qui nous permet d’isoler un fait, un caractère, et de suppléer par mille conventions à tout ce qu’on ne nous montre pas ; il estime que les représentations du monde doivent être complexes et contradictoires comme ce monde lui-même ; il souffre dans sa bonne foi quand on lui cèle quelque partie de cet ensemble, où tout se tient dans une étroite dépendance. Nous, et tous nos frères de race, nous avons hérité de nos maîtres latins le génie de l’absolu ; les races du Nord, slaves ou anglo-germaines, ont le génie du relatif ; qu’il s’agisse des croyances religieuses, des principes du droit, ou des procédés littéraires, cette profonde division de la famille européenne éclate tout le long de l’histoire. Comparez le Cinna de Corneille, le Bajazet de Racine, la Zaïre de Voltaire au Henri VI ou au Richard III de Shakspeare, au Wallenstein de Schiller ; dans nos compositions, une figure centrale, quelques rares figures secondaires, une action rigoureusement délimitée ; chez les tragiques anglais ou allemands, une multitude tumultueuse qui se précipite au travers d’événemens successifs et, si l’on peut dire, un morceau de la vie générale, détaché sans apprêt, sans mutilations. Depuis un demi-siècle, nous sommes apprivoisés aux littératures