Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien d’honnête, ni de déshonnête. Des réflexions de ce genre, destructives de toute résolution et de tout dessein, venaient fréquemment à l’esprit de Pierre… » Tolstoï s’est habilement servi de cette molle nature, préparée à toutes les impressions comme une plaque photographique, pour nous faire comprendre les grands courans d’idées qui traversèrent la Russie d’Alexandre Ier ; ils emportent successivement cet adepte docile, qui subit toutes leurs variations. Dans l’esprit de Bézouchof, nous voyons se développer le mouvement libéral des premières années, puis le vertige maçonnique et théosophique des dernières ; il y a là une étude historique d’un puissant intérêt sur le rôle obscur de la franc-maçonnerie, un moment maîtresse du souverain et des hautes classes, investie de la direction de l’empire. C’est encore Pierre qui personnifiera les sentimens du peuple russe en 1812, la révolte nationale contre l’étranger, la folie sombre qui s’empara de Moscou vaincue, et d’où sortit cet incendie à jamais inexpliqué, allumé on ne sait par quelles mains. C’est le point culminant du livre, cette folie de Moscou : l’attitude impénétrable de Rostoptchine, le sacrifice de Véreschaguine à la foule, les fous et les forçats lâchés dans la cité, l’entrée des Français au Kremlin, le feu mystérieux montant dans la nuit, aperçu et commenté par les longues colonnes de fuyards qui couvrent les routes, — autant de tableaux d’une grandeur tragique, aux lignes simples, aux couleurs sobres. J’avoue tout bas que je ne vois rien de supérieur dans aucune littérature.

Le comte Pierre est resté dans la ville en flammes, il quitte son palais comme un halluciné et se mêle à la plèbe sous un habit de paysan ; il va au hasard devant lui, avec le projet vague de tuer Napoléon, d’être le martyr, la victime expiatoire de son peuple. « Deux sentimens également violens le sollicitaient invinciblement à ce dessein. Le premier était le besoin de sacrifice et de souffrance au milieu du malheur commun, besoin sous l’empire duquel il avait naguère été, à Borodino, se jeter au plus fort de la mêlée, et qui le poussait maintenant hors de sa maison, loin du luxe et des recherches habituelles de sa vie, qui le faisait coucher sur la dure, manger le repas grossier du portier Gérasime. Le second était ce sentiment indéfinissable, exclusivement russe, de mépris pour tout ce qui est conventionnel, artificiel, humain, pour tout ce que la majorité des hommes estime le souverain bien de ce monde. Pierre avait éprouvé pour la première fois ce sentiment étrange et enivrant le jour de sa fuite, quand il avait senti soudain que la richesse, le pouvoir, la vie, tout ce que les hommes recherchent et gardent avec tant d’efforts, tout cela ne vaut rien, ou du moins ne vaut que par la volupté attachée au sacrifice volontaire de ces biens. » Et durant des pages et des pages,