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Daudet ; ils décideront si, en prenant son modèle au sommet de la société, en tentant l’analyse de douleurs plus masquées et plus affinées, le romancier russe a fait preuve d’une psychologie moins habile.

Je ne m’attarderai pas à l’étude d’Anna Karénine : le public français jugera bientôt l’œuvre ; les lectrices ne me pardonneraient pas d’émousser leur plaisir en dévoilant les ressorts et le dénoûment de l’intrigue. Aussi bien la manière de Tolstoï ne s’est en rien modifiée depuis Guerre et Paix ; c’est toujours ce savant ingénieur, introduit dans une immense usine et la visitant lentement, avec la passion de connaître le mécanisme de chaque engin ; il démonte la plus petite pièce, mesure les tensions, éprouve la justesse des balanciers, démêle les actions transmises par les pistons et les engrenages ; il cherche avec désespoir le moteur central qui lui échappe, l’invisible réservoir de la force. Tandis qu’il expérimente le jeu des machines, nous, spectateurs, nous voyons sortir des métiers la résultante de tout ce travail, la délicate broderie aux dessins infinis, la vie. Tolstoï n’a varié ni ses qualités ni ses défauts ; il abuse des mêmes longueurs. Dans Guerre et Paix, il y avait une chasse au chien courant qui tenait trente pages ; dans Anna Karénine, nous retrouvons une chasse au marais, — quel marais ! — nous y restons embourbés durant trente-trois pages. Certains morceaux peuvent lutter avec les plus achevés de Guerre et Paix pour le rendu merveilleux du détail ou pour la simplicité tragique : ainsi les élections à une assemblée de noblesse en province, l’entrevue de la fugitive avec son enfant, et surtout la mort de Nicolas Lévine. Les parties consacrées à la peinture de la vie de famille et des occupations rurales, dans le goût du roman anglais, paraîtront peut-être un peu ternes en France. Le grand malheur du réalisme, c’est qu’il faut connaître le milieu reproduit par le photographe pour apprécier le mérite de ses chefs-d’œuvre, qui est dans l’exacte ressemblance. La description des courses de Tsarskoé-Sélo, qui a charmé tous les lecteurs russes, risque de vous laisser aussi indifférens que le seraient les Moscovites pour la brillante description du grand prix de Paris dans Nana ; au contraire, les portraits d’Oblonsky et du ministre Karénine garderont leur intérêt, même pour vous qui n’avez pas vu vivre les modèles, qui n’avez pas entendu chuchoter leurs noms, parce que les sentimens humains sont de tous les pays et de tous les temps.

Puisque ce mot de réalisme revient sous ma plume, je ne dois pas quitter la partie littéraire de cette étude sans le serrer d’un peu plus près, ce mot assez mal défini, en somme. Je dois débattre loyalement une question qui m’a toujours tourmenté en lisant