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de papier. L’homme, dès qu’il sort des médiocres, nargue nos toises et nos compas ; il combine dans des proportions toujours nouvelles les diverses recettes que nous lui offrons pour nous charmer. L’univers, avec son humanité, ses océans, ses deux, est devant lui comme ; une harpe aux mille cordes, qu’où croyait toutes essayées ; le passant tire un accord du vieil instrument pour rendre son interprétation personnelle de cet univers ; son caprice a marié ces cordes usées sur un mode nouveau, et de ce caprice naît une mélodie inouïe, qui nous étonne un instant, qui va grossir le vague murmure de la pensée humaine, le trésor d’idées sur lequel nous vivons.

Le comte Tolstoï aurait grand’pitié de nous s’il nous trouvait occupés à disputer sur sa littérature ; il ne veut plus être qu’un philosophe et un réformateur. Revenons donc à sa philosophie ; voyons quel est l’aboutissement nécessaire du nihilisme ; c’est l’avenir probable de la Russie que nous allons contempler dans le miroir d’une âme isolée. — J’ai dit que la composition d’Anna Karénine, quittée et reprise à de longs intervalles, avait occupé l’auteur durant bien des années. Les fluctuations de sa vie morale, au cours de ces années, se reflètent dans la vie du fils et du confident de sa pensée, Constantin Lévine. Lévine, la nouvelle incarnation du Bézouchof de Guerre et Paix, est le héros de roman moderne, celui qu’aimait Tourguénef et qu’aiment les jeunes filles ; un gentilhomme de campagne, raisonnable, instruit, pas brillant, rêveur spéculatif, passionné pour la vie rurale et pour toutes les questions sociales qu’elle soulève en Russie. Lévine s’applique à ces questions, il s’efforce de réformer et d’améliorer autour de lui, il prend sa part de toutes les émotions libérales qui ont amusé le pays depuis vingt ans. Naturellement, ses chimères lui font banqueroute l’une après l’autre et son nihilisme triomphe amèrement sur leurs ruines. Du moins ce nihilisme n’est plus aussi douloureux, aussi irritable que celui des années de jeunesse, celui de Pierre Bézouchof et du prince André ; il laisse sommeiller les plus cruels problèmes, ceux de l’âme, à la faveur de ces diversions politico-économiques. L’existence calme et laborieuse de la campagne, les soucis et les joies de la famille ont engourdi le serpent. Les années passent, le livre marche avec la vie vers le dénoûment. Soudain des secousses morales successives réveillent l’indifférence religieuse de Lévine ; la mort de son frère, la comédie de confession qu’il a dû jouer pour se marier, la naissance de son enfant, la lecture de Schopenhauer, tout le ramène aux méditations angoissantes. — « Durant tout ce printemps, il ne fut pas lui-même et vécut d’horribles momens. Il se disait : « Tant que je ne connaîtrai pas ce que je suis et pourquoi je suis ici, la vie me sera, impossible. Et