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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/303

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de ces innombrables paysans qui prêchent dans le peuple russe l’évangile fraternel et communiste. L’enseignement et les exemples de Sutaïef ont, dit-on, puissamment agi sur M. Tolstoï et décidé de sa vocation. Je serais inexcusable de pénétrer dans ce domaine de la conscience si le romancier devenu théologien ne nous y conviait lui-même ; animé d’un zèle ardent pour la diffusion de la bonne nouvelle, il vient de composer plusieurs ouvrages : ma Confession, ma Religion, et un Commentaire sur l’Évangile. A la vérité, la censure ecclésiastique n’a pas autorisé la publication de ces ouvrages ; il a été fait pourtant des tirages de l’opuscule intitulé : ma Religion, et j’en ai un sous les yeux ; surtout il en circule des centaines de copies autographiées ; on m’affirme que les étudians des universités, les femmes, les gens du peuple même reproduisent, répandent, et s’arrachent cette prédication semi-publique ; cela montre bien la faim d’alimens spirituels qui tourmente les âmes russes. M. Tolstoï désire vivement que son œuvre soit traduite et divulguée dans notre langue ; notre critique a donc tous les droits de s’en emparer[1].

Oh ! je n’en abuserai pas. Les seules parties intéressantes, pour nous qui cherchons des documens sur un état d’esprit, sont les deux premières. Encore la Confession ne m’apprend-elle rien : je la connaissais d’avance par les révélations contenues dans Enfance, Adolescence, Jeunesse, par les aveux si explicites de Bézouchof et surtout de Lévine. Elle est pourtant bien éloquente, cette variation nouvelle sur le vieil et navrant sanglot de l’âme humaine ! Je la résume à grands traits : — « J’ai perdu la foi de bonne heure. J’ai vécu un temps, comme tout le monde, des vanités de la vie. J’ai fait de la littérature, enseignant comme les autres ce que je ne savais pas. Puis le sphinx s’est mis à me poursuivre, toujours plus cruel : Devine-moi ou je te dévore. La science humaine ne m’a rien expliqué : à mon éternelle question, la seule qui m’importe : « Pourquoi est-ce que je vis ? » la science répondait en m’apprenant d’autres choses, dont je n’ai cure. Avec la science, il n’y avait qu’à se joindre au chœur séculaire des sages, Salomon, Socrate, Çakya-Mouni, Schopenhauer, et à répéter après eux : La vie est un mal absurde. Je voulais me tuer. Enfin j’eus l’idée de regarder vivre l’immense majorité des hommes, ceux qui ne se livrent pas comme nous, classes soi-disant supérieures, aux spéculations de la pensée, mais qui travaillent et souffrent, qui pourtant sont tranquilles et

  1. Des extraits de ma Religion ont déjà paru dans la presse française. J’apprends qu’un des journaux révolutionnaires de Genève en publie le texte complet, au grand regret de M. le comte Tolstoï, dont le caractère proteste suffisamment contre de tels alliés.