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esprits ; il aurait recherché leurs projets et leurs actes ; il y aurait montré les étincelles d’un génie condamné à ne luire que dans les mines et à n’éclairer que les dessous de la politique ; il aurait trouvé du plaisir et de l’intérêt à faire revivre ces deux originaux, déclassés dans leur siècle, oubliés dans le nôtre ; il eût retiré de leur biographie la matière d’une piquante étude, et c’eût été tout. La révolution en a décidé autrement. Les Conjectures raisonnées de Favier se sont transformées en doctrine d’état, elles ont dirigé la politique française pendant tout le cours de la révolution ; et le nom de Dumouriez est devenu, par sa gloire d’un jour aussi bien que par sa longue flétrissure, inséparable de l’histoire de ces temps héroïques. Poussé au premier rang, tour à tour ministre des affaires étrangères et général d’armée, ce qui étonne le plus dans sa fortune et son élévation subite, c’est de lui trouver autant de souffle, de découvrir en lui autant de ressources inattendues, d’entrevoir soudain dans ce parvenu les traits et le geste d’un grand homme, de reconnaître qu’il n’en est que le fantôme, de suivre enfin jusqu’à la trahison qui en forme la catastrophe ce roman d’intrigue qui avait un instant, dans sa crise principale et dans sa péripétie, tourné à l’épopée. Dumouriez resta pourtant le même dans toutes ces vicissitudes : on se l’explique quand on considère son passé. C’est dans ses origines qu’il faut chercher le lien qui rattache entre eux les personnages, en apparence si divers, qu’il joua tour à tour dans le grand drame de la fin du dernier siècle.


I

Le père de Dumouriez était commissaire des guerres ; en 1757, il fut attaché à l’armée du maréchal d’Estrées, qui opérait en Allemagne contre la Prusse. Dumouriez, qui avait alors dix-huit ans, le suivit dans cette expédition, et partit, « faisant, à ce qu’il assure, des vœux pour le grand Frédéric. « Il débutait à la fois dans la carrière et dans les cabales, il vit de près l’ennemi et put étudier la grande guerre : bien lui en prit, car il n’eut pas d’autre occasion de la connaître jusqu’au jour où on le nomma général en chef. En 1763, à la paix, il fut réformé avec le grade de capitaine, la croix de Saint-Louis, et 600 livres de pension. C’était le plus clair des bénéfices de ses campagnes. Il en rapportait des blessures et des déceptions, une admiration enthousiaste pour le roi de Prusse et une haine acharnée contre l’Autriche. Ces sentimens le rapprochèrent de Favier, qu’il rencontra lors de son retour en France ; ils se lièrent, et cette liaison exerça sur l’avenir de Dumouriez une influence décisive.