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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/425

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Longue route ; longue sieste ; long sommeil. Le chant de nos rameuses de temps en temps s’élevait comme une plainte chinoise, très douce, sur des notes trop hautes.

« Il faut boire, encore boire, tchountchoun. » Où pouvions-nous bien aller, Lee-Loo habillé de vert et orange ; Shang-Tee, de bleu céleste ; moi, de blanc ?

Engourdis d’immobilité, comme trois momies dans une même gaine, nous nous tenions aplatis sous notre abri de voyage. Eux avaient pris bien garde, en s’étendant, de ne pas se coucher sur leur longue queue soyeuse, qu’ils avaient roulée sur leur poitrine. — Ce toit, cet alcool, et cette chaleur pesaient sur nos têtes.

Par les petits trous on voyait toujours passer ce velours vert et ces buffles. — Enormes bêtes vautrées dans les herbages et la vase, tournures d’hippopotames, tournures antédiluviennes, allongeant pour nous flairer des têtes stupides et farouches.

On sentait l’odeur âcre des jonques, où les mariniers jaunes ont coutume de faire leurs cuisines de coquillages ; on sentait les bambous mouillés et les rizières en fleurs. Et puis Lee-Loo avait son parfum d’élégant, qui était un mélange de musc et de poivre…

… Et maintenant ces souvenirs redeviennent très nets, ramenés par je ne sais quoi. — Je retrouve tout, jusqu’aux moindres détails de ce voyage, de cet intérieur de jonque,.. jusqu’aux enlacemens compliqués de notre couvercle de rotin, jusqu’aux rosaces de soie brochées sur la robe de Lee-Loo… Et puis aussi ces filets et ces lignes, accrochés aux roseaux de la membrure, ce couteau à ouvrir les poissons, et ce fétiche protecteur de la pêche. — C’est de Faï-fo que nous sommes partis ce matin, et cette chose extraordinaire que nous allons visiter est la pagode de la Montagne-de-Marbre, que Lee-Loo dit très belle à voir.

Lee-Loo lui-même, tout son personnage physique, se représente à moi brusquement, avec sa maigreur de squelette sous ses robes flottantes taillées à la magot, son crâne rasé et sa longue queue nouée d’un ruban. Une figure plate, jaune, exsangue, avec un certain charme cependant à cause de sa jeunesse, de son air distingué et très fin. Des sourcils ayant une tendance naturelle à se rejoindre, mais séparés et amincis au rasoir, formant au-dessus des yeux vifs aux ligues aussi nettes que des traits à la plume.

Nos rameuses sont quatre jeunes filles. Elles se tiennent debout, tantôt cambrées, tantôt jetées en avant sur leurs grands avirons flexibles. Toujours couchés, nous les voyons au-dessus de nous, de bas en haut, par les trous de notre sarcophage ; elles aussi se penchent de temps en temps pour nous regarder ; leurs sourires ont une bestialité douce et découvrent, comme une surprise, leurs dents passées au vernis noir.