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journée du 27 octobre 1553, où l’infortuné médecin mourait dans les tourmens du feu, le corps fixé par une chaîne à un poteau planté au milieu d’un tas de bois vert et « la tête couverte d’une couronne de roseau, enduite de soufre, » un exemplaire de son livre, lié derrière lui à ses reins, fut consumé incomplètement et aurait pu être recueilli par des mains pieuses ou peut-être simplement mercenaires. Les termes de la sentence laissent supposer que d’autres exemplaires encore et avec eux quelques manuscrits furent exposés aux mêmes flammes et aux mêmes chances aussi de préservation. Le supplice fut lent : la nuit arriva avant que le corps du malheureux patient ni les livres, prétextes et compagnons de son supplice, fussent réduits en cendres. — Nous nous excusons ici de chercher de froids documens bibliographiques au milieu de ces affreux souvenirs. Mais d’autres avant nous ont éloquemment flétri les bourreaux et plaint la victime de ce drame. On a montré à l’œuvre cette haine persévérante de Calvin inspirée par l’orgueil blessé autant que par le zèle de la doctrine.

Servet et Calvin se connaissaient de longue date : ils étaient exactement du même âge ; ils s’étaient vus et fréquentés à Paris, Inspirés l’un et l’autre de la même passion réformatrice, ils entretinrent pendant plus de seize ans un long commerce épistolaire, débattant sans pouvoir se convaincre les questions dogmatiques les plus ardues et les plus épineuses. — De leur désaccord naquit une haine qui, du côté de Calvin, se faisait jour à toute occasion. Dans un Commentaire sur l’évangile de saint Jean, Calvin traite Servet de « meschant garnement rempli d’orgueil, » et « de chien. » C’est lui, proscrit pour délit d’opinion, hérétique pour les orthodoxes de France, qui, par l’intermédiaire d’un de ses agens, Guillaume Trie, dénonce les hérésies de Servet à cette même autorité ecclésiastique dont il avait été la première victime. Et, pendant le procès, devant les magistrats de Genève, le malheureux Espagnol lui reprochait en face l’infamie du procédé auquel il avait eu recours en envoyant à l’inquisiteur Molaris et au grand vicaire Arzelier de Vienne, non-seulement les feuilles imprimées d’un livre qui n’avait pas été répandu dans le public, mais les lettres plus secrètes encore de leur correspondance privée. Lorsque ces manœuvres eurent réussi à faire condamner Servet par les juges delphinaux à 1,000 livres d’amende envers le roi dauphin et à être brûlé ainsi que ses ouvrages, Calvin put croire qu’il en avait bien fini avec son adversaire. Mais les magistrats de Vienne furent heureux de laisser échapper leur prisonnier, et celui-ci, fuyant la persécution et décidée gagner l’Italie, prit la route de Genève. Il était Gâché dans une auberge de la ville, à l’enseigne de la Rose, et il débattait avec des bateliers les conditions de son transport à travers le