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quelque accident vulgaire. Quoi qu’il en soit, cet exemplaire de Colladon était, à la fin du XVIIe siècle, l’une des curiosités de la bibliothèque de l’électeur de Hesse-Cassel. En 1720, lorsque le prince Eugène, passant à Cassel, demanda à voir ce livre fameux, il avait disparu. Vingt ans plus tard, en 1740, selon la parole de Des Maizeaux, il était « l’ornement » de la précieuse collection du médecin anglais Richard Mead. Il passe de là à celle de Claude de Boze, numismate connu ; il devient ensuite la propriété du président de Cotte en 1753 ; il est adjugé plus tard au duc de La Vallière pour la somme de 3,800 livres et, après la mort du duc, en 1783, le baron de Breteuil, ministre, le fait acheter, pour la bibliothèque du roi, au prix de 4,121 livres.

C’est dans ce livre précieux, nous l’avons dit, à la page 171, que se trouve le passage célèbre qui nous ramène à notre discussion : « La communication des deux cœurs ne se fait pas à travers la cloison moyenne des ventricules, comme on se l’imagine communément ; mais, par un long et merveilleux détour, le sang est conduit à travers le poumon, où il est agité, préparé, où il devient jaune, flavus (remarquons ce mot) et passe de l’artère pulmonaire dans la veine pulmonaire. » Voilà la petite circulation bien connue et bien comprise, et cela en 1553 ! Il y a plus : on a prétendu, et le fait n’a rien d’invraisemblable, que, dès l’année 1546, le Christianismi Restitutio avait été achevé en manuscrit par Servet et envoyé par lui à Calvin et à Mélanchthon.

Or, cette importante découverte, source de tant d’autres et qu’il possédait ainsi depuis des années, Servet ne la réclame point pour lui. Il la mentionne, pour ainsi dire, comme une observation sans propriétaire. Il la produit incidemment dans un passage imprégné de l’esprit de Galien et au milieu de considérations purement théologiques d’une bien autre valeur à ses yeux. S’il ne s’en attribue point lui-même le mérite, personne non plus ne songe à lui en faire honneur. Dans les discussions auxquelles elle va donner lieu pendant près d’un demi-siècle, aucun champion, Anglais ou Français, Italien ou Allemand, luthérien ou catholique, ne fait mention de Servet, aucun ne le connaît comme anatomiste. Vainement on prendra la peine de supputer le nombre des exemplaires qui ont pu échapper aux bûchers de Vienne et de Genève. H. Tollin en a compté trente et un, mais ces calculs ne sont peut-être pas d’une exactitude absolue. Il est bien vrai qu’avant de prononcer une condamnation capitale et en présence des sympathies qui commençaient à se manifester en faveur du malheureux Espagnol, le conseil de Genève crut devoir consulter les conseils des autres cantons protestans. Il envoya les écrits de Servet à Zurich, à Schaffhouse, à Bâle et à Berne, sollicitant un avis qui fut donné, en