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c’était un homme « dangereux ; » on avait pris avec lui des engagemens formels ; d’ailleurs il ne fallait pas décourager ceux qui seraient tentés de l’imiter et « fermer la porte à double tour » aux déserteurs français. On reconduisit donc avec quelques formes.

Alors il se rendit en Angleterre, puis dans le Holstein, en Russie, et de nouveau en Angleterre, où l’âge le contraignit de s’arrêter. Il y vécut jusqu’en 1823 de la double pension que lui faisaient l’Autriche et le gouvernement britannique. Il descendit par les mêmes chemins qu’il avait suivis pour s’élever. Sa vieillesse est comme une image ternie de ses jeunes années. Tant qu’il eut une étincelle de vie, il s’agita dans les complots. Il encombra les chancelleries de ses plans de négociation, les états-majors de ses plans de guerre, prêt à servir toutes les causes, sauf celle de sa patrie. Il ne lui pardonnait point d’avoir trompé ses ambitions. Il s’était offert à tous les partis, aucun n’avait voulu de lui. La république l’avait proscrit, l’empire l’avait répudié, la restauration l’oublia. Parasite de toutes les coalitions, réduit à cet avilissement d’avoir à s’excuser de ses meilleures actions et à se vanter de ses pires, à se faire pardonner Jemmapes et à se réclamer de sa trahison, il vit réussir en d’autres mains tous les desseins qu’il avait formés. Ils semblaient démesurés : Bonaparte les dépassa. Dumouriez le vit s’élever par la guerre et la politique aux premiers rangs de la nation, rentrer en France en vainqueur, s’emparer de la république, régner par l’armée, poser sur sa tête la couronne impériale et pousser, pour la confusion de l’ancienne Europe, sa fortune inouïe jusqu’à ce comble : épouser une archiduchesse. Dumouriez n’y comprit jamais rien ; il ne s’en exaspéra que davantage : sa haine contre Bonaparte resta toujours mesquine. Que n’était-il tombé le soir de Jemmapes ! « L’opinion a tué Dumouriez lorsqu’il a quitté la France, écrivait Rivarol à un ami commun. Dites-lui donc de faire le mort ; c’est le seul rôle qui lui convienne. » C’était peut-être le seul qu’il fût incapable de jouer. Dans la crise décisive de sa vie, il avait manqué de conscience ; dans sa décrépitude, il manqua de résignation. Aigri jusqu’à la manie par l’invincible rébellion de la fortune, il finit, comme il avait commencé, en conspirateur nomade. Un de ses derniers écrits est un plan d’insurrection royaliste des départemens de l’Ouest, qu’il présenta en 1815 aux coalisés. On le trouve dans le fatras des papiers de Wellington, entre deux rapports d’agens secrets.


ALBERT SOREL.