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Tout le monde semble encore dormir dans cette demeure, bien que ce soleil matinal, déjà brûlant, inonde les choses de son impitoyable lumière.

Nous voici seuls dans un tout petit jardin, vieillot lui aussi, bizarre. L’ornement du milieu est un de ces pans de murs carrés qui sont de mode en Annam, un bas-relief très ancien debout sur un socle : cela représente des biches mouchetées et d’autres bêtes fantastiques en faïence plaquée, mignardant sous des arbres à la chinoise dont les feuillages sont des mosaïques de coquillages verts. Des sentiers en miniature se croisent en lacet. Il y a de fraîches fleurs, des pervenches du Cap épanouies sur le sable, des grenadiers doubles, des rosiers du Bengale donnant de microscopiques roses tachées de rouge sombre. Un accablement de silence et de soleil, et de lourds papillons noirs qui volent ; — au fond du jardin la maison reste entièrement fermée.

M. Hoé appelle, parlemente et crie avec sa voix de singe. Alors des serviteurs sordides, qui ont l’air d’avoir peur, se hâtent de retirer tous les panneaux de la devanture, et nous entrons dans la case, ouverte maintenant comme un hangar profond, où il n’y a personne et où il fait sombre.

Nous passons en revue ce lieu, en attendant le mandarin qu’on réveille. Des choses immobilisées depuis je ne sais quelle époque lointaine, objets de cérémonie et de parade, des chasse-mouches, des parasols officiels, des palanquins, sont accrochés au plafond obscur, parmi les toiles d’araignées et la poussière. Dans un recoin que masque un store de latanier, il y a tout ce qu’il faut pour rendre la justice au peuple de Tourane : des balances, des tares ; des cangues, des mâchoires en bois dur pour comprimer les jambes,. des gongs pour appeler les Esprits, des rotins pour donner des fessées.

Au milieu du logis, la table d’honneur, autour de laquelle nous nous asseyons tous, sur de vieux bancs sculptés, attendant toujours ce mandarin qui tarde à venir.

Il entre enfin par une porte du fond, très tremblant et très vieux, vêtu d’une robe de crépon bleu à manches larges. Sa figure est assez belle, malgré l’écrasement asiatique de ses traits. Ses cheveux semblent poudrés de neige et sa barbiche rude, taillée à la mongole, sort comme une touffe de crins blancs d’un masque jaune.

Il s’incline très bas, pour un cérémonieux tchintchinn, avant de prendre ma main, que je lui tends en signe de paix, et qu’il serre avec un étonnement craintif. Et puis, faisant le tour de la table oui mes gabiers sont assis avec moi, il leur donne à tous des poignées de main qui s’embarrassent dans la longueur de ses ongles, dans