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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/933

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pétrifiante comme une tête de Gorgone, » il n’est pas de plus inépuisable source de volupté que la conscience d’un grand talent. « Le mérite, a dit Montesquieu, console de tout. » Il semble que l’on soit à tout jamais délivré du pessimisme quand on la si magnifiquement exprimé.

Sentiment de sa propre valeur et d’une grande œuvre accomplie, pure conscience intellectuelle, intime certitude de n’avoir jamais dit que la vérité, sans réticence ni subterfuge, quelle satisfaction souhaiter au-delà ? Il est des hommes qui, une fois leur œuvre achevée, se dispenseraient même de la signer, heureux de laisser à la vérité, qu’ils ont servie, la majesté de son caractère impersonnel. Cela ne suffisait point à Schopenhauer. Il méprisait les hommes, les traitait de bipèdes. Mais ce dédaigneux ne pouvait se passer de l’admiration des bipèdes. Quelle ne fut pas sa stupeur quand il vit que son livre, une fois publié, demeurait enseveli dans les catacombes de la librairie ! Pour expliquer le silence qui régnait autour de son œuvre, il s’imaginait que nuitamment, dans de secrets conciliabules, les professeurs de philosophie s’étaient donné le mot pour ne jamais prononcer son nom. Pris d’accès de fureur, comme un lion en cage il secouait, en mugissant, les barreaux de sa prison. Mais la foi invincible qu’il avait en son génie apaisait sa colère. C’était une de ses pensées familières que la vanité, toujours inquiète et incertaine de sa propre valeur, va quêter de porte en porte, éperdument, le compliment et la louange, tandis que l’orgueil, sûr de lui-même, se nourrit de solitude et de silence. Les années succédaient aux années ; il savait que l’heure réparatrice viendrait un jour : il attendait.


III

Sa juste attente ne fut point trompée. En 1844, on lui remit une lettre signée du nom inconnu de Becker. L’auteur de cette lettre lui exposait dans les termes les plus flatteurs comment, après avoir lu Kant sans y trouver ce qu’il cherchait, il allait renoncer à la philosophie, comme à l’étude la plus vaine, lorsque les Deux Problèmes fondamentaux de l’éthique lui étaient tombés entre les mains. Il s’était ensuite jeté sur l’œuvre entière du maître et sollicitait comme une aumône la permission de lui soumettre quelques doutes qui provenaient assurément de la faiblesse de son entendement.

C’est la marque d’un esprit judicieux et d’un sens critique aiguisé que de découvrir ainsi la valeur d’une œuvre inconnue, d’oser admirer un auteur dont le nom n’est cité dans aucun dictionnaire et dont les journaux n’ont jamais parlé. Magistrat de profession,