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II

Le rôle de l’état n’est généralement pas mieux compris que celui de l’individu. L’omnipotence de l’état, faussement admise par l’école radicale, devient dans la pratique l’omnipotence des majorités. Les démocraties actuelles ne sont que le gouvernement de tous par le plus grand nombre, au lieu d’être le gouvernement de tous par tous. Ce vice tient à ce que nos démocrates confondent le droit universel de suffrage avec l’expédient pratique des majorités. Il importe d’insister sur cette confusion, qui entraîne les plus graves conséquences.

L’idéal d’une société parfaitement libre serait que toute loi y fût l’œuvre de la volonté unanime. Cet idéal n’est pas aussi irréalisable de tous pointe qu’ils pourrait le croire d’abord. L’unanimité, seule forme adéquate de la liberté générale, existe déjà sur un certain nombre de points. Par exemple, nous voulons tous vivre en société, nous voulons tous entrer dans le contrat social. S’il en est qui s’y refusent, libre à eux d’émigrer dans l’île de Robinson. De pires, nous voulons tous vivre dans cette société particulière qui constitue notre nationalité propre, la France. Au sein de cette nationalité, enfin, un certain nombre de choses réuniraient encore l’unanimité. Nous voulons tous qu’il y ait des routes, des canaux, des chemins de fer ; nous voulons tous (les voleurs exceptés) qu’il y ait des gendarmes et des tribunaux. Mais il arrive un point où se produisent des divergences, des conflits d’opinions, d’intérêts et même de droits. À cette sorte de bifurcation, quel est le moyen pratique d’obtenir encore, tout en se divisant, la plus grande unité possible, le plus grand accord des libertés, conséquemment le plus haut degré de justice ?

De deux choses l’une : ou les actes sur lesquels les opinions se divisent n’ont rien d’incompatible, ou ils sont inconciliables. Vous voulez aller à droite, je veux aller à gauche ; la solution pratique est alors que nous allions chacun de notre côté. Cette solution libérale devrait être généralisée autant qu’il est possible dans les relations humaines. Par une décentralisation intelligente, la société se fractionnerait en groupes de plus en plus petits sans cesser pour cela d’être unie par les points communs. Ce serait la réalisation par la liberté humaine de systèmes analogues à ceux que réalise la fatalité des lois astronomiques. Le système solaire, par exemple, est animé d’un mouvement commun de translation auquel participent tous les objets qui le composent. Mais ce mouvement commun de translation n’empêche pas les mouvemens particuliers des planètes autour du soleil ; le mouvement de chaque planète, à son