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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/229

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mais s’habituer, en l’écoutant parler, à négliger plutôt la lettre de ce qu’il dit, et n’en retenir que l’esprit.

Il ne reste pas moins vrai, cependant, que cet homme à qui l’on a fait une réputation de douceur séraphique, si je puis ainsi dire, est dur, au fond, très dur, qu’il le sait d’ailleurs, qu’il s’en excuse lui-même, et que toute sa piété ne réussit qu’à peine, quand elle y réussit, à tempérer sa dureté naturelle. Sa lettre à Mme de Maintenon est dure, ses lettres au duc de Bourgogne sont plus dures, et plus dure encore sa fameuse lettre à Louis XIV. Mais il est surtout opiniâtre, et (si l’on pouvait en parlant d’un homme de tant d’esprit et de tant de sens user d’un tel mot) d’une opiniâtreté qui va jusqu’à l’entêtement. Dans aucune circonstance, quelque adversaire ou quelque obstacle qu’il rencontrât sur sa route, on ne l’a vu céder d’une ligne ni reculer d’un pas. Même quand il a tort, et qu’il est difficile qu’il ne le sente pas, il continue de parler comme s’il avait raison, ou plutôt, c’est alors surtout que sa voix s’élève et qu’il supplie, par le ton dominateur et souverain de sa parole, à la faiblesse de ses raisonnemens. Est-il au moins sincère ? On a pu se le demander ; et jusque de nos jours il est permis de se le demander encore et d’hésiter à répondre. M. Emmanuel de Broglie ne peut lui-même s’empêcher de reconnaître dans cette énigmatique figure un air de dissimulation, pour ne pas dire de fausseté. Il est vrai qu’il ajoute aussitôt qu’il n’y a rien de plus contraire à la vraie nature de Fénelon. Mais, sur ce point encore, il ne nous a pas persuadé.

La situation singulière, et à certains égards unique dans l’histoire, où la disgrâce a placé Fénelon peut sans doute lui avoir imposé des ménagemens, des précautions, des habiletés enfin dont il n’est pas seul responsable, mais, comme il est à l’aise au milieu de toutes ces intrigues ! et comme vraiment il y semble se jouer dans son élément ! Si ce n’est pas une nature fausse, à nos yeux, c’est donc au moins ce que l’on pourrait appeler une nature « insincère ; » je veux dire qui manque de sincérité, mais sans avoir clairement conscience qu’elle en manque. En religion comme en politique, et en conversation comme en affaires, Fénelon a le goût des voies détournées, et, l’ayant naturellement, sans réflexion ni calcul, il croit néanmoins que ce sont les voies droites. Ne serait-ce peut-être pas là l’explication dernière de ce qu’il y a d’énigmatique dans cette curieuse et attirante physionomie de grand homme ? Car, nous ne saurions lui appliquer la commune mesure de ce qui s’appelle sincérité parmi les hommes. Il n’est pas sincère et pourtant il n’est pas faux ; son allure n’est pas franche et cependant elle n’est pas oblique ; il n’attire pas la confiance et toutefois il ne provoque pas d’abord la défiance. Et c’est pourquoi, sans doute, quelque chose de cette physionomie ondoyante