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ces séparations, c’est qu’elles étaient nécessaires. Les humeurs étaient si peu concordantes que ces deux femmes, si attachées qu’elles fussent l’une à l’autre, ne pouvaient s’entendre que de loin. C’était un sujet de remords de part et d’autre : « Ne nous mettons plus dans le cas, disait Mme de Sévigné, toute prête à s’accuser la première, qu’on vienne nous faire l’abominable compliment de nous dire avec toute sorte d’agrément que, pour être fort bien, il ne faut nous revoir jamais. » La santé de Mme de Grignan souffrait et de son tempérament contenu et des tendres importunités de sa mère : « Ah ! ma fille, nous étions d’une manière sur la fin qu’il fallait faire comme nous avons fait. Dieu nous montrait sa volonté par cette conduite ; mais il faut voir s’il ne veut pas bien que nous nous corrigions. Faisons nos réflexions, chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions point dans de pareils inconvéniens. » Mme de Grignan, affranchie de la contrainte qui pesait sur elle en présence de sa mère, avait éprouvé du soulagement pendant ce long voyage : « Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont ; les médecins n’eussent jamais imaginé celui-là. » Mme de Grignan, de son côté, écrivait à Corbinelli et se plaignait à lui en riant des inquiétudes excessives de sa mère, qui, la troublant elle-même, rejaillissaient sur sa santé ; elle eût voulu que celui-ci fît retomber sur sa mère une partie de ses propres torts. Mais ce sage ami lui répondait avec une rude franchise et se refusait à cette petite complicité : « Non, madame, je ne gronderai pas Mme votre mère ; elle n’a pas tort, et c’est vous qui l’avez. Où diable avez-vous vu qu’elle veuille que vous soyez aussi rondelette que Mme de Castelnau ? N’y a-t-il pas de degré entre votre maigreur excessive et un pâton de graisse[1] ? .. Est-ce ainsi qu’un prodige doit raisonner ? Vous moquez-vous encore de mettre M. de Grignan aux prises avec Mme de Sévigné ! Vous me faites une représentation fort plaisante de la cascade de vos frayeurs, dont la réverbération vous tuait tous trois. Ce cercle est funeste, mais c’est vous qui le faites. Je suis mal content de vous ; je ne vous trouve point juste ; je suis honteux d’être votre maître. Si votre père Descartes le savait, il empêcherait votre âme d’être verte, et vous seriez bien honteuse qu’elle fût noire. » Cependant, une fois loin de Paris, il semble que Mme de Grignan se laissait aller bien sincèrement au charme de sa mère, et oubliant ces petites discordes, dont elle était à la fois la cause et la victime, elle jouissait de ce ravissant esprit qui se dépensait tout entier pour elle ; elle se remettait à désirer d’être ensemble : « Vous

  1. « Pâton se dit d’un petit oiseau bien gras. » (Dictionnaire de Furetière.)