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une philosophie stoïcienne : « Vous savez le dessous des cartes ; vous êtes bien plus sage, vous, ma fille, qui tâchez de trouver bon ce que vous avez et de gâter ce que vous n’avez pas. Vous vous dites que tous les biens apparens des autres sont mauvais ; vous les regardez par la facette la plus désagréable ; vous tâchez à ne pas mettre votre félicité dans ce qui ne dépend pas de vous. » Ce haut détachement stoïcien ne paraît pas avoir été fondé sur l’attente de la vie future, car sa mère lui écrit : « L’éternité me frappe un peu plus que vous ; » mais elle ajoute aussitôt : « C’est que j’en suis plus près. » Malgré sa résistance à la doctrine janséniste, Mme de Grignan s’était cependant mise à lire saint Paul et saint Augustin : « Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin ! Voilà les bons ouvriers. » Sa mère saisit l’occasion pour lui prêcher le plus pur de la doctrine janséniste ; puis elle s’arrête, craignant de la blesser : « Je hais mortellement à vous parler de tout cela : pourquoi m’en parlez-vous ? » Et elle ajoute : « Je vous parlerai une autre fois de votre hérésie. » De quelle hérésie s’agissait-il donc ? De rien moins que de l’inutilité du baptême. On voit à quel point Mme de Grignan était pélagienne : Jésus-Christ étant mort pour sauver les hommes, pourquoi cette mort ne suffit-elle pas ? Mme de Sévigné répondait : « Non, ma fille, quand vous en devriez désespérer, la mort de Jésus-Christ me suffit pas sans le baptême : il le faut d’eau ou de sang ; .. rien du vieil homme n’entrera dans le ciel que par la régénération de Jésus-Christ. » On devine pourquoi Mme de Grignan « coupait court » sur ces matières : c’est qu’elle sentait en elle un fond de résistance et de libre pensée dont nous ne pouvons pas et dont elle ne pouvait pas elle-même sonder la profondeur, mais qui éclatait malgré elle de temps en temps. Cet esprit de libre pensée paraît d’ailleurs avoir été en s’accusant de plus en plus. N’y a-t-il pas du Voltaire dans cette allusion que Mme de Sévigné renvoie à sa fille : « Vous dites que vous ne parlez de la Providence que quand vous avez mal à la poitrine. » Sa mère la rappelait à de meilleurs sentimens qu’elle avait eus l’année précédente : « Pourquoi ne dites-vous plus, comme l’année passée, que nos craintes, nos raisonnemens, nos décisions, nos conclusions, nos volontés, nos désirs ne sont que les exécuteurs de la volonté de Dieu ? .. Je vous assure qu’il n’y a aucune expérience de physique qui soit plus amusante que l’examen et la suite et la diversité de tous nos sentimens. Ainsi vous voyez bien que Dieu le veut peut-être paraphrasé de mille manières. » Ce n’était pas seulement par philosophie que Mme de Grignan n’aimait pas à s’expliquer sur le jansénisme, c’était encore par politique ; sa mère le sentait bien, et lui disait : « Je vous admire, en vérité, d’être deux heures avec un jésuite sans