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acquises, danger de trop entreprendre à la fois, nécessité de ne pas désorganiser les services et de laisser du jeu aux passions humaines, motifs d’utilité et d’opportunité ; il est le champion intransigeant du droit[1]. « Seul ou presque seul, je ne me laisse pas corrompre ; seul ou presque seul, je ne transige pas avec la justice ; et ces deux mérites supérieurs, je les possède tous les deux ensemble au suprême degré. Quelques autres ont peut-être des mœurs, mais ils combattent ou trahissent les principes ; quelques autres professent de bouche les principes, mais ils n’ont pas de mœurs. Nul, avec des mœurs aussi pures, n’est aussi fidèle aux principes ; nul ne joint un culte si rigide de la vérité à une pratique si exacte de la vertu ; je suis l’unique. » Quoi de plus doux que ce monologue silencieux ! — Dès le premier jour, on l’entend en sourdine dans les adresses de Robespierre au tiers état d’Arras[2] ; au dernier jour, on l’entend à pleine voix dans son grand discours à la Convention[3] ; pendant tout l’intervalle, dans chacun de ses écrits, harangues ou rapports, on l’entend qui affleure et perce en exordes, en parenthèses, en péroraisons, et roule à travers les phrases comme une basse continue[4]. — A force de s’en délecter, il ne peut plus écouter autre chose, et voici justement que les échos du dehors viennent soutenir de leur accompagnement la cantate intérieure qu’il se chante lui-même. Vers la fin de la Constituante, par la retraite ou l’élimination des hommes à peu près capables et compétens, il devient l’un des ténors en vue sur la scène politique et, décidément, aux Jacobins, le ténor en vogue. « Unique émule du Romain Fabricius ; » lui écrit la succursale de Marseille, « immortel

  1. Cf. ses principaux discours à la Constituante : contre la loi martiale, contre le veto, même suspensif ; contre la qualification du marc d’argent, et pour le suffrage universel ; pour admettre dans la garde nationale les citoyens non actifs ; pour marier les prêtres ; pour abolir la peine de mort ; pour accorder les droits politiques aux hommes de couleur ; pour interdire au père d’avantager un de ses enfans ; pour faire déclarer les Constituans inéligibles à la Législative, etc. — Sur la royauté : « Le roi n’est pas le représentant, mais le commis de la nation. » — Sur le danger des droits politiques accordés aux hommes de couleur : « Périssent les colonies, s’il doit vous en coûter votre honneur, votre gloire et votre liberté ! »
  2. Hamel, I, 76, 77 (mars 1780) : « J’ai un cœur droit, une âme ferme, je n’ai jamais au plier sous le joug de la bassesse et de la corruption. » — Ibid. Liste « des vertus que doit avoir un représentant du tiers état. » — Ibid. 83. — Il a déjà son ton pleurard et ses attitudes de victime : « Ils méditent de changer en martyrs les défenseurs du peuple. Fussent-ils assez puissans pour m’enlever tous les biens qu’on m’envie, me raviront-ils mon âme et la conscience du bien que j’ai voulu faire ? »
  3. Buchez et Roux, XXXIII, 422 : « Qui suis-je, moi qu’on accuse ? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la république, la victime autant que l’ennemi du crime ! » Et tout le discours.
  4. Notamment dans son adresse aux Français (2 août 1791) ; sous forme de justification, c’est son apothéose. — Cf, (Hamel, II, 212), discours aux Jacobins, 27 avril 1792.