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encore de lui fournir la nourriture, souvent de ses propres mains, sauf à les laver ensuite et à dire, ou même à croire, que jamais une éclaboussure de sang n’a taché ses vertueuses mains. A l’ordinaire, il se contente de flatter et caresser la bête, de l’excuser, de l’approuver, de la laisser faire. Déjà pourtant, et plus d’une fois, tenté par l’occasion, il l’a lancée en lui désignant une proie[1]. Maintenant, il va lui-même chercher la proie vivante, il l’enveloppe dans le filet de sa rhétorique[2], il l’apporte toute liée dans la gueule ouverte ; il écarte d’un geste absolu les bras d’amis, de femmes et de mères, les mains suppliantes qui se tendent pour préserver des vies[3] ; autour du cou des malheureux qui se débattent, il met subitement un lacet[4], et, de peur qu’ils ne s’échappent, il les étrangle au préalable. Vers la fin, rien de tout cela ne suffit plus ; il faut à la bête de grandes curées, partant une meute, des rabatteurs, et, bon gré mal gré, c’est Robespierre qui équipe, dispose et pousse les pourvoyeurs, à Orange, à Paris[5], pour vider les prisons, avec l’ordre d’être expéditifs dans leur besogne. — À ce métier de boucher, les instincts destructeurs, longtemps comprimés par la civilisation, se redressent. Sa physionomie de chat, qui a d’abord été celle « d’un chat domestique, inquiète, mais assez douce, est devenue la mine farouche d’un chat sauvage, puis la mine féroce d’un chat-tigre… A la Constituante, il ne parlait qu’en gémissant ; à la Convention, il ne parle qu’en écumant[6]. » Cette voix monotone de régent gourmé prend un accent personnel de passion furieuse ; on l’entend qui siffle et qui grince[7] : quelquefois, par un changement à vue, elle affecte de pleurer[8] ; mais ses

  1. Par exemple, les Girondins, Cf. la Révolution, n, 290.
  2. Buchez et Roux, XXX, 1,571. Projet de discours sur la faction Fabre d’Églantine. — Ibid. 330. Discours aux Jacobins contre Clootz. XXIV. 18 (Projet de rapport sur l’affaire Chabot, Ibid., 69. Discours pour maintenir l’arrestation de Danton.)
  3. Ibid., XXX, 378 (20 décembre 1793.) A propos des femmes qui viennent en foule à la Convention demander la liberté de leurs maris : « Des républicaines doivent-elles renoncer à la qualité de citoyennes pour se rappeler qu’elles sont épouses ? »
  4. Hamel, III, 196. — Michelet, V, 394. Abréviation des débats judiciaires pour expédier les Girondins : la minute du décret s’est retrouvée, écrite par Robespierre.
  5. De Martel, Types révolutionnaires, 44. Les instructions pour le tribunal révolutionnaire d’Orange sont écrites de la main de Robespierre. (Archives nationales, F’, 4439.)
  6. Merlin (de Thionville).
  7. Buchez et Roux, XXXII, 71 (sur Danton) : « Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps… En quoi Danton est-il supérieur à ses concitoyens ? Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable… La discussion qui vient de s’engager est un danger pour la patrie. » — Et tout le discours contre Clootz.
  8. Ibid., XXX, 358 : « Hélas ! malheureux patriotes, que pouvons-nous faire, environnés d’ennemis qui combattent dans nos rangs ! Veillons, car la mort de la patrie n’est pas éloignée, etc. » — Ces sortes de cantates, avec accompagnement de harpe céleste, sont terribles à entendre pour quiconque se représente les circonstances. Par exemple, le 3 septembre 1792, en plein massacre, à l’assemblée électorale de Paris, « M. Robespierre monte à la tribune, déclare qu’il bravera tranquillement le fer des ennemis du bien public et qu’il emportera au tombeau, avec la satisfaction d’avoir bien servi la patrie, l’assurance que la France conservera sa liberté. » (Archives nationales, C, II, 58 à 76.)