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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/552

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de la morale en l’opposant au déterminisme universel qui la nier des causes finales en les éliminant de la science au profit des causes efficientes, de Dieu lui-même en opposant à l’idée que nous nous faisons de lui son antinomie éternelle, le mal, qui semble partager avec lui l’empire du monde, comme si la Puissance et la Bonté divines étaient condamnées à trouver là une sorte de fatalité extérieure et la limite où elles expirent !

De semblables méditations Amiel sortait profondément troublé. D’autres circonstances, philosophiques ou sociales, aidaient à son découragement. Le triomphe croissant du darwinisme lui paraissait être en morale le triomphe de la force et menacer la notion de justice, la dernière qui marque le niveau de l’homme. Il s’épouvantait de voir emprunter à l’animalité la loi humaine supérieure, qui consacre le respect de l’homme et, à ce titre, le respect du faible et de l’humble. Il voyait disparaître ainsi, dans un avenir indéterminé, en dépit des protestations de quelques darwinistes éclairés, si toutes les conséquences de la morale zoologique s’accomplissent, les dernières garanties de la personnalité humaine, en même temps que les garanties des minorités politiques et des états les plus faibles. C’était tout le contraire de ce qu’il avait rêvé : la libération croissante de l’individu, l’extension de la justice et de l’harmonie, l’ascension de l’être vers la vie, vers le bonheur, vers la justice, vers la sagesse[1]. L’invasion de la démocratie offensait en même temps et alarmait sur bien des points cette nature fine, aristocratique par les goûts, par la délicatesse, par le discernement des nuances. Le jour de Pâques de l’année 1868, il note avec tristesse l’impression que lui a causée « une grosse joie populaire, blousée de bleu, avec fifre et tambour, qui vient de faire escale pendant une heure devant sa fenêtre. Cette troupe a chanté une multitude de choses, chants bachiques, refrains, romances, tous avec lourdeur et laideur… La muse n’a pas touché la race de ce pays, et quand cette race est en gaîté, elle n’en a pas plus de grâce. » Et dans ce cours d’idées, il rencontre la démocratie et la traite sévèrement ; elle a contribué, selon lui, à tuer la véritable gaîté populaire ; elle fait paraître les travailleurs plus médiocres qu’auparavant en les fondant avec les autres classes ; en ne faisant plus qu’une seule classe de tous les hommes, elle a fait tort à tout ce qui n’est pas de premier choix. Mais elle fait tort en même temps aux autres ; elle les abaisse. « Si l’égalitarisme élève virtuellement la moyenne, il dégrade réellement les dix-neuf vingtièmes des individus au-dessous de leur situation antérieure. Progrès juridique, recul esthétique. Aussi les artistes voient-ils se multiplier leur bête noire, le bourgeois, le

  1. Pages 233-234, etc.