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c’est celui de Mozargues ; le terrain est travaillé et cultivé comme un jardin ; aussi tout le peuple est riche autant qu’il convient, c’est-à-dire qu’il abonde dans le nécessaire, sans que personne sorte de son état ; tous les hommes sont habillés en matelots et les femmes en paysannes ; la gaîté suit nécessairement la santé et l’abondance, de sorte que les jours de repos, après avoir prié dans l’innocence de leurs cœurs, ils dansent si parfaitement qu’aucun bal ne saurait faire tant de plaisir à voir. » N’est-ce pas là une jolie description de l’âge d’or, tel que le dépeignent les poètes, avec le plaisir de la réalité en plus ? Cette justesse et sobriété de pinceau ne viennent-elles pas d’une bonne école ? Sans doute le pinceau maternel a plus de couleur et plus de traits inattendus ; mais ce tableau n’en est pas moins un morceau achevé qui en fait regretter bien d’autres.

Dans une autre lettre adressée non à madame, mais à M. de Coulanges, nous voyons la cartésienne, entichée de l’automatisme des bêtes et toute prête à dire comme Malebranche frappant sa chienne : « Vous savez bien que cela ne sent point ? » M. de Coulanges avait promis d’apporter un chien à Pauline ; Mme de Grignan le prie de n’en rien faire : « Nous ne saurions aimer, disait-elle, que des créatures raisonnables ; et de la secte dont nous sommes, nous ne voulons pas nous embarrasser de ces sortes de machines ; si elles étaient montées pour n’avoir aucune nécessité malpropre, à la bonne heure ! mais ce qu’il en faut souffrir les rend insupportables. »

Indépendamment des lettres plus ou moins étendues que nous venons de résumer, on a publié au XVIIIe siècle quelques fragmens[1], dont plusieurs ont du caractère et de la tournure, dont quelques autres sont un peu alambiqués. De ce dernier genre est la pensée suivante, adressée à sa fille : « Quoique nous n’ayons pas grand’chose à nous dire, cela ne vous dispense pas de m’instruire de ce qui vous regarde, puisque votre silence ne me dispense pas de sentir pour vous bien de l’amitié. » Ce n’est pas de ce ton et de ce style que Mme de Sévigné se plaignait de l’absence de détails qui la chagrinait souvent dans les lettres de sa fille. En revanche, parmi ces fragmens se trouvent des pensées sérieuses fortement exprimées : « La jeunesse a ses peines comme les autres âges, et plus rudes à proportion de ses plaisirs : c’est une compensation que la justice divine observe pour la consolation et humiliation de tous les mortels, afin qu’ils soient tous égaux et n’aient rien à se reprocher. » Quelques-unes de ces pensées ont de l’éclat et du tour et font penser à

  1. Ces fragmens ont été publiés dans le Mercure de France (juillet 1763, par l’abbé Trublet, qui les tenait du chevalier Perrin.