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l’empereur qui subventionne ; à Munich, les prodigalités du roi Louis ne se comptent pas, au moins celui-là peut-il dire qu’il en a pour son argent. S’enfermer seul dans une salle vide et se faire jouer pendant des heures le Rheingold et le Parsifal :


Vacuo lætus sessor plausorque theatro,


absorber à l’écart en soi, tout seul, des trésors d’harmonie qui suffiraient au bonheur de plusieurs multitudes ; penser que cet orchestre, ces chœurs, ces machinistes ne se meuvent que pour vous, que vous êtes l’unique point de mire, et que si, dans ce désert sonore que vous emplissez de votre personne, un seul être humain osait apparaître, cet individu, fût-il le plus tendrement affectionné de vos chambellans, vous auriez le droit de le flanquer aux arrêts pour six semaines, — plaisir de monarque et de demi-dieu, dernier terme où l’opéra de cour devait aboutir.

En Allemagne, le théâtre appartient au souverain ; il l’ouvre et le ferme à volonté, y reçoit qui bon lui semble et distribue les places selon l’étiquette. L’opéra est un présent du prince, une galanterie à son entourage ; il régale, et c’est aux frais du pays que cinq ou six cents élus goûtent ce plaisir de luxe. Ainsi les choses se passaient au temps de l’électeur de Saxe, Auguste III, du duc Charles de Wurtemberg, le protecteur de Jomelli. Non content d’avoir son théâtre privé, tout seigneur tenait à sa solde un compositeur de cour, dont les fonctions consistaient à lui servir bon an mal an la provision de musique sacrée et profane nécessaire à sa consommation personnelle. Ni le public ni la critique n’existaient alors ; rien de ces mouvemens d’opinion qui font que, du sud au nord, voyagent les idées ; rien de ces ouragans de la discussion qui dispersent les miasmes d’un mauvais style en passe de s’éterniser dans certains coins. L’Allemagne d’aujourd’hui n’en est plus là, et cependant comment nier les restes de cet esprit de particularisme et d’intendance ? Cette conception du théâtre de Bayreuth, par exemple, n’est-ce pas l’ancien opéra de cour qui ressuscite au profit d’un artiste, d’un seul artiste ? Le prince a disparu, mais nous avons gardé le souverain, qui s’appellera désormais Richard Wagner. Ici, comme à la cour, il n’y aura d’admis que les invités de son altesse.

Un genre ne saurait mentir à ses origines ; et l’opéra est de souche aristocratique, comme tout ce qui nous est venu de la renaissance. Quelques-uns essaient de lui faire un état civil démocratique en rattachant sa généalogie aux mystères du moyen âge ; ils se trompent. L’opéra est sorti des allégories, des pastorales et des