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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/698

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idéalité ; il leur a enseigné que les sentimens relevés et le respect des hommes sont un pur humbug. » Ce progressiste se prenait par momens à douter du progrès ; il était tenté de croire que les grandes infortunes sont plus propres que les grandes prospérités à ennoblir une nation, et il pleurait son idylle.

Mais ce qui l’affecta, le contrista plus que tout le reste, ce qui lui échauffa le sang et lui alluma la bile, ce fut l’agitation anti-sémitique, à laquelle il eut le chagrin de voir s’associer plusieurs de ses amis politiques qu’il tenait en haute estime. Quoiqu’il eût renoncé à se faire rabbin et qu’il eût plus de respect pour Spinoza que pour Moïse, il n’avait jamais rompu avec la synagogue. Il faut lui rendre cette justice que, dans les temps mêmes où, selon l’expression d’Henri Heine, « le judaïsme était moins une religion qu’un malheur, » il s’est fait un devoir de ne point déserter la cause de ses anciens coreligionnaires. En toute occasion, il leur avait témoigné sa sympathie et son attachement. Il se flattait que le procès était jugé, que les juifs avaient conquis à jamais leurs droits de citoyens, que dorénavant on les traiterait comme des frères. Il s’était trompé, (tout fut remis en question. D’un bout de l’Allemagne à l’autre retentirent de sauvages provocations. On cria : « Sus aux juifs ! » La jeunesse des universités mêla ses clameurs aux hurlemens des teutomanes furibonds. Partout Israël fut dénoncé comme un péril social, comme l’ennemi héréditaire de l’Allemagne, comme la cause de tous ses maux, comme le chancre qui la rongeait, comme une race maudite qui mettait en danger la civilisation germano-chrétienne. Auerbach s’en indigna ; il se demandait s’il devait renoncer à tous ses rêves, si c’en était fait des idées libérales, de la justice et de l’humanité.

Le chagrin que lui causèrent les réquisitoires et les fureurs des antisémites empoisonna les dernières années de sa vie. Sept mois avant sa mort, durant un séjour qu’il fît aux bains de Tarasp, dans l’une des hautes vallées de l’Engadine, il laissa échapper cette belle et mélancolique parole : « Nulle part le problème de la destinée ne se pose plus fatalement qu’en face de ces hautes montagnes refusent qui de se laisser asservir aux besoins de l’homme, qui ne se dressent devant nous que pour nous faire mesurer leur taille et d’où s’écoulent jour et nuit les eaux mugissantes. Mais je ne puis ni ne veux en dire davantage. L’homme moderne ne descend pas de la montagne comme Moïse avec de nouvelles tables de la loi. Nous mourons avec des questions sur les lèvres ! »


G. VALBERT.