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gouvernement, dans ces derniers temps, n’a plus été à Paris, il s’est promené en province, mêlant l’administration et la villégiature. M. le ministre des travaux publics est partout, hier dans son pays girondin, aujourd’hui en Savoie. M. le ministre de l’agriculture, en homme aimable et bien intentionné, voyage à la recherche d’un remède pour la crise agricole, M. le garde des sceaux, par ses discours dans les comices, se fait un devoir d’édifier la Bretagne sur les mérites de la politique républicaine et ministérielle. Et parmi les députés, à leur tour, c’est à qui, par ces jours d’automne, ira raconter ce qu’il a fait, ce qu’il a voulu faire à ses électeurs, ou porter la bonne parole soit dans un banquet, soit dans une conférence.

Les discours se pressent et tourbillonnent comme les feuilles qui tombent, et dans toute cette éloquence que distingue-t-on ? A part quelques exceptions, quelques voix discordantes qui ne peuvent être évidemment que des voix de réactionnaires, le ton général et invariable est la satisfaction. M. le ministre des travaux publics déclare avec conviction que le pays est heureux, — qu’il doit être heureux. M. le garde des sceaux est encore tout émerveillé du grand effort de la révision et du mot imaginé cet été par M. le président du conseil sur la république des paysans. M. Spuller s’en va à Grenoble décrire, avec sa pesante parole, les beautés de l’opportunisme et reste persuadé qu’il n’y eut jamais une génération politique comparable à celle qui règne aujourd’hui. Nous avons l’ordre, nous avons la liberté, nous avons les réformes lentes, mais sûres, — avec la meilleure des républiques ; que faut-il encore ? Il faudrait peut-être que tout cela fût un peu moins banal, un peu plus nouveau — et surtout plus vrai.

Assurément, à n’observer que les apparences, à ne juger le pays que par ce qu’il dit ou par ce qu’il laisse voir, on pourrait s’y tromper. Il est certain que la France, qui passe toujours pour la grande révoltée, est la nation la plus facile à gouverner, même par des ministres en voyage, qu’elle supporte tout avec patience. Cette masse nationale obscure et insaisissable, qui ne fait pas de discours et qui ne songe pas beaucoup à aller écouter ceux qui en font, vit paisible et silencieuse de son labeur, de son industrie et de son négoce. Elle travaille, elle se laisse difficilement pénétrer ; elle change peu, elle n’aime pas surtout les révolutions ou les guerres, et, parce qu’elle ne dit rien ou qu’elle souffre longtemps sans se plaindre, parce qu’elle paraît tout accepter, on triomphe de sa résignation et de son apparente tranquillité. On lui répète sur tous les tons, de peur qu’elle ne l’ignore, que depuis dix ans la république lui a donné toutes les réformes, lui a assuré tous les bienfaits, que de merveilleux progrès ont été accomplis, que la politique qui a accompli ces progrès est nécessairement la plus prévoyante et la plus féconde des politiques. La masse française laisse tout dire. Malheureusement, il y a quelque chose qui parle pour elle plus haut