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déjà, avant de l’avoir lu dans une lettre de Mme Carlyle, que la femme qui aime à être tranquille et heureuse doit se garder d’épouser un écrivain célèbre ; on ne s’attendait pas, en dehors du cercle des amis, au drame domestique qui se découvrit aux yeux. Il parut d’autant plus poignant que les événemens y sont gouvernés par les lois les plus simples de la nature humaine ; dès le prologue, aussitôt que les caractères des personnages sont posés, on devine comment les choses se passeront, et l’on comprend qu’elles ne sauraient se passer autrement.

Ce n’est pas la première fois que le génie apparaît sous les traits d’un minotaure, dévorant, de par les droits de sa nature d’exception, le bonheur et le repos de ceux qui l’approchent ; mais la victime du génie a rarement été aussi intéressante. « Tout être vivant, disait Mme Carlyle, a beaucoup à supporter ; la différence est surtout dans la manière de supporter. » Elle ajoutait modestement : « Ma manière est loin d’être la meilleure. » Elle ne se rendait pas justice. Elle a supporté avec bonne grâce, sans airs résignés et sans attitudes héroïques. Le spectacle de cette simplicité un peu démodée nous a semblé rafraîchissant ; par le temps qui court, il repose.


I

Jane Baillie Welsh appartenait à une très vieille famille écossaise, riche en héros et en originaux. « Plusieurs coquins, mais pas un imbécile, » disait avec satisfaction le vieux John Welsh, de Craigen-puttock. Par son père, le docteur Welsh, Jane descendait du plus fanatique des chefs de la réforme, ce John Knox, qui, en parlant à Marie Stuart, ne l’appelait jamais que nouvelle Jézabel. Du côté maternel, elle descendait de Wallace, dont les paysans écossais se rappellent encore avec admiration la glorieuse révolte contre le roi d’Angleterre Edouard Ier. Ni dans l’une ni dans l’autre branche, la race n’avait dégénéré. Le docteur Welsh était un médecin éminent, et Carlyle, qui ne pouvait souffrir sa belle-mère, reconnaissait qu’il s’en était fallu de peu qu’elle ne fût une femme de génie.

Ce couple distingué eut une fille unique, née en 1801. Enfant, Jane Welsh était une brunette au teint mat, aux grands yeux noirs un peu moqueurs, l’intelligence vive et le caractère entreprenant. Elle regrettait de ne pas être garçon et tâchait d’y suppléer en apprenant l’algèbre et le latin, en donnant des coups de poing sur le nez des écoliers, et en passant par-dessus les murs, au lieu d’entrer par les portes comme font les faibles filles. La pointe de