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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/788

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sentiment très vif du pittoresque de la vie, elle oublia de bonne foi et de bon cœur les délicatesses et les élégances de sa jeunesse, et réalisa l’idéal conjugal de Carlyle. Tandis qu’il s’occupait à avoir de belles pensées, elle fit le gros ouvrage, cuisina, lava, balaya, fut tailleur, peintre, savetier, boulanger, le tout à la perfection et sans faire de « grandes affaires. » Toutes les relations avec le dehors tombèrent aussi dans son lot. Elle expédia les importuns, se chargea des discussions d’affaires, fit les courses et commissions ; elle raconte quelque part le scandale qu’elle causait chez les tailleurs (des tailleurs anglais ! ) en allant leur commander les culottes de son mari. En même temps, elle se gardait de se laisser effleurer par la vulgarité de ses occupations. Ni sa bonne grâce, ni sa distinction de nature fine et lettrée ne souffrirent des contacts grossiers, objets ou personnes, auxquels Carlyle la rabaissa et, pendant longtemps, la réduisit. Ruinée de santé par un travail de paysanne, elle demeura la petite « alouette » des commencemens, et pas une fois son mari ne l’entendit se plaindre ou ne lui vit un visage maussade. Dans les Notes que Carlyle a écrites depuis son veuvage, et qui sont sa réhabilitation par la franchise des aveux et la sincérité des remords, il revient bien des fois sur cette héroïque égalité d’humeur, dont plusieurs années d’une maladie cruelle ne purent triompher, et sur le brillant sourire qui l’accueillait invariablement lorsqu’il faisait sa visite quotidienne, « de vingt minutes à une demi-heure, » au salon : « Elle paraissait sentir, la noble et chère âme, que ce moment-là était la prunelle de sa journée, la fleur de tout son travail quotidien dans le monde… Elle avait toujours quelque chose de gai à me dire ; en général, une jolie histoire qu’elle racontait de sa manière originale, avec un enjouement tranquille. Dans les plus mauvais jours, jamais un mot qui pût attrister ou ennuyer ; elle se taisait sur tout ce qui était triste et le gardait strictement pour elle. »


V

Elle ne murmura pas quand la pauvreté, puis la misère s’abattirent sur eux après quelques mois de mariage ; elle s’était juré que son mari n’écrirait jamais pour de l’argent, quoi qu’il arrivât, et elle se tint parole, quitte à souper pendant quinze ans avec quatre cuillerées de gruau d’avoine. Elle ne se plaignit pas non plus quand son mari, sous l’influence de sa sauvagerie maladive, décida de laisser Edimbourg pour Craigenputtock, petite maison délabrée que Mme Carlyle avait héritée de son père et qui était située dans les montagnes