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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/794

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naturel, et dont l’influence littéraire fut excellente, disait en riant et en façon d’avertissement : « N’est-il pas curieux que les écrits de mon mari ne soient complètement compris et tout à fait appréciés que par les femmes et les fous ? » La petite maison de Londres où ils s’établirent en quittant Craigenputtock, et où Carlyle a habité jusqu’à sa mort, était devenue le point de mire de tous les « intrus nauséabonds » de l’univers, les touristes américains en tête, les plus redoutés de tous par Mme Carlyle, à cause de la difficulté de les mettre à la porte : « J’en ai compté quinze en deux semaines, écrit-elle, sur lesquels, le docteur Russel excepté, il n’y en avait pas un qui ne vous donnât envie de prendre les pincettes. » La situation pécuniaire s’était améliorée par la mort de Mme Welsh. À la vérité, le caractère de Carlyle n’avait pas gagné avec les années ; hargneux il était né, hargneux il vécut et mourut, toujours pestant, grondant, querellant, toujours harcelant son entourage d’exigences fantasques et de paroles acerbes, jusqu’à ce que sa femme fût malade de « harassement mental, » sa servante affolée, et que la maison « ressemblât à une maison de fous. »

Il ne serait pas exact de dire qu’à cette époque Mme Carlyle fût heureuse dans le sens vulgaire du mot. Ainsi qu’elle le fait remarquer quelque part, certains philosophes ont beau répéter que le vrai bonheur est de faire le bonheur des autres, l’homme égaré dans un désert et mourant de soif, qui donne sa dernière gorgée d’eau à un camarade blessé, peut bien éprouver la noble satisfaction que procurent le sacrifice et le devoir accompli, mais quant à croire qu’il a du « bonheur » à voir boire son eau, c’est une erreur. Elle le savait pertinemment, elle qui, depuis tant d’années, donnait continuellement sa dernière gorgée d’eau à un homme qui ne lui avait jamais dit « merci. » Quoi qu’il en soit, elle avait appris à se contenter de ce qu’elle possédait. Elle jouissait profondément des succès de son mari, dont une part lui revenait, car si elle n’avait pas deviné Carlyle et ne s’était pas dévouée à lui, on ne voit guère comment son « pauvre homme de génie » s’en serait tiré. Elle prenait gaîment ses humeurs tragiques, raillant ses grands désespoirs et ses exagérations avec tant d’esprit et de gentillesse qu’il en était apprivoisé pour un instant et se mettait aussi à rire. Elle considérait le prodigieux égoïsme de Carlyle sinon comme un devoir, à tout le moins comme un droit du génie. Lorsqu’on voyage, dans une auberge, on ne trouvait qu’un lit, il paraissait aussi naturel à Mme Carlyle de l’abandonner à son mari qu’à celui-ci de le prendre et de laisser sa femme coucher sur un canapé. Enfin son égalité d’humeur avait résisté à la plus difficile des épreuves qui attendent les femmes de personnages célèbres : l’épreuve des admiratrices.

Dès qu’un homme se fait un nom dans une branche quelconque