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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/796

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meubles pour s’entretenir la main. » Elle a profité, pour forcer la consigne, de l’effarement de la petite bonne fraîchement débarquée d’Ecosse, qui « n’ savait point si c’tait un’ m’dame ou un m’sieu. » Pour le coup, Carlyle s’enfuit. Il monte sur son cheval brun, surnommé l’Éveillé, et va chercher un peu de calme sous les ombrages de Hyde-Park ; mais il a compté sans la furia française. Mme Carlyle l’informe en ces termes du danger qu’il a couru :

« Je jurerais que vous n’avez jamais entendu parler de Mme de X***. Mais elle a entendu parler de vous ; et s’il était dans vos habitudes de remercier Dieu des bénédictions qui tombent sur votre tête, vous pourriez lui offrir de modestes actions de grâces pour l’honneur que cette femme étourdissante vous a fait en tournant au triple galop tout autour de Hyde-Park, la dernière fois que vous vous y êtes promené à cheval, à la poursuite de l’Éveillé. Aucun mortel ne peut prédire ce qui serait arrivé si elle vous avait rattrapé. Vous saisir par la bride et vous contempler jusqu’à ce qu’elle fût rassasiée n’est qu’une bagatelle, comparé à ce dont elle est capable. Elle ne s’est mise à galoper après vous qu’après avoir échoué par les voies légitimes. Elle avait rencontré le révérend John Barlow et, tandis qu’il avait pour elle des attentions délicates, elle lui avait dit : « Il y a une chose qu’il faut que vous fassiez pour moi : menez-moi chez M. Carlyle. — Demandez-moi de prier l’archevêque de Cantorbéry de danser la polka avec vous, et je le ferai, avait répliqué Barlow épouvanté ; mais mener quelqu’un chez M. Carlyle… impossible ! » — Elle dit alors à George Cooke : « Ce vieux nigaud de Barlow ne veut pas me conduire chez Carlyle. Alors c’est vous qui me conduirez. — Bonté divine ! s’écria George Cooke ; demandez-moi de vous conduire chez la reine et de vous présenter à elle, et je braverai les six mois de prison qui m’attendent ; mais mener quelqu’un chez M. Carlyle… impossible ! » Un peu après, George Cooke la rencontra se promenant à cheval dans le parc et lui dit : « Je viens de rencontrer M. Carlyle sur son cheval brun. » — La dame fouetta son cheval et partit à toute bride, abandonnant sa société. Elle fut bientôt hors de vue et fit tout le tour du parc au grand galop, cherchant l’Éveillé. »

Il n’y a, par malheur, que les contes de fées où les actions humaines soient dispensées d’avoir leurs conséquences naturelles. Peau d’Ane aurait gardé les dindons toute sa vie qu’elle n’en aurait pas eu les mains moins fines ni moins blanches. La Belle au bois dormant était aussi fraîche en se réveillant de son sommeil d’un siècle que la petite Américaine faite « de neige et de feuilles de rose. » Mme Carlyle, vouée à l’existence des servantes, n’avait rien