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faire pour la langue bretonne ce que les félibres font pour la langue provençale, des poètes assez populaires pour grouper autour d’eux les populations rurales, comme l’a vu le gracieux midi d’Agen dans ses fêtes rustiques. Au fond, le seul vrai kloarec distingué que la Bretagne actuelle ait vu naître et qui en exprime la littérature rurale, a écrit en français, c’est Brizeux ; elle n’a pas produit un Mistral[1].

Le caractère superstitieux du paysan breton se ressent encore profondément du passé. L’étranger n’en voit guère que certaines manifestations extérieures, comme les pèlerinages. Ces coutumes tiennent de trop près à l’essence même de la religion catholique pour qu’elle permette de n’y voir que de simples actes superstitieux. Il en est d’autres dont elle se montrerait moins disposée sans doute à revendiquer l’entière solidarité, et il existe enfin de ces superstitions dont elle-même a longtemps poursuivi l’extinction. Ce sont celles d’abord qui tiennent à la magie. Il y a encore des individus, hommes ou femmes, qui se livrent à ces pratiques. Plus d’une fois, on nous a montré quelque vieille travaillant aux champs. « Voilà la sorcière, » nous disait-on. Appelée à l’exercice de ses fonctions, elle changeait, dit-on, de visage, traçait des cercles, invoquait les vents et les flots, le ciel et la terre. Ceux qui se connaissent à ces genres de rites affirment qu’ils ont quelque chose de particulier et viennent de l’Orient. On ne peut séparer la superstition bretonne des souvenirs du druidisme et de ce naturalisme, qui ne se rattache pas toujours positivement à un culte officiel. M. Renan, dans son Essai sur la poésie des races celtiques, a fortement insisté sur le caractère naturaliste de cette mythologie populaire à l’état de croyances dans les campagnes qui en ont retenu des traces nombreuses et reconnaissantes, tantôt à l’état primitif pour ainsi dire, tantôt étrangement mêlées au christianisme. Ce n’est pas en vain que l’imagination campagnarde a été hantée par ces korigan et ces koridwen, ces fées bonnes ou méchantes qui dansent avec des fleurs dans les

  1. Ces kloer ont beau chanter leurs vers en dialecte de Cornouaille, de Léon ou de Tréguier, il en est qui ne paraissent pas étrangers au souffle de la littérature moderne. Ne trouvez-vous pas quelque chose qui sent son romantisme de 1830 dans la Chanson du pauvre clerc en ce dernier dialecte ? Il supplie sa belle, ou plutôt sa a douce, » comme disent les poètes bretons : « Mon étoile est fatale, mon état est contre nature ; je n’ai eu dans ce monde que des peines à endurer ; je n’ai ni parens, ni amis, hélas ! ni père, ni mère ; nul chrétien sur la terre qui me veuille du bien. Il n’y a personne qui ait eu autant à souffrir à votre sujet que moi depuis ma naissance ; aussi je vous supplie à deux genoux, et au nom de Dieu, d’avoir pitié de votre clerc. » Est-ce que ce kloarec de la campagne trégoroise n’aurait pas un peu lu Antony par hasard ? Il y a, je le sais, tout à côté de cet air fatal que se donne le pauvre poète, des choses bien, douces et bien bretonnes, et peut-être mon interprétation révolterait-elle le savant éditeur de Barzaz-Brèis ; il n’y aurait rien d’étonnant pourtant à ce que de jeunes étudians bretons, poètes à leurs heures, eussent subi l’influence du mouvement littéraire de Paris. Ceci est une simple conjecture.