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avez contentement. Sa vilaine âme doit être séparée des autres. » Elle trouvait « qu’assassiner était une bagatelle en comparaison d’être huit mois à tuer son père, à recevoir ses caresses et toutes ses douleurs, où elle ne répondait qu’en doublant la dose. » Elle mêlait à ses lettres des théories cartésiennes que Mme de Sévigné n’entendait pas bien. Celle-ci chargeait Corbinelli de lui répondre ; « Corbinelli vous répondra sur la grandeur de la lune et sur le goût amer ou doux. Il m’a contentée sur la lune, mais je n’entends pas bien le goût. Il dit que ce qui ne nous parait pas doux est amer ; je sais bien qu’il n’y a ni doux ni amer, mais je me sers de ce qu’on nomme doux et amer pour le faire entendre aux grossiers. » Mme de Grignan avait écrit à Corbinelli une lettre que sa mère trouvait « la plus agréable qu’on puisse voir. » Celle-ci promet de la montrer au père Le Bossu, qui est son Malebranche, pour avoir son avis ; mais Corbinelli assure que « Mme de Grignan en sait plus qu’eux tous. » Au milieu de toute cette philosophie, elle trouvait encore matière à rire et à faire rire sa mère : « Vous êtes la plus plaisante créature du monde avec votre sagesse et votre sérieux ; si vous vouliez prendre soin de ma tête, je serais immortelle. » Une des plus piquantes de ces anecdotes qui souvent nous échappent est celle que Mme de Sévigné reproduit en ces termes : « Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut dans l’église cette chanson gaillarde dont elle se confessait : rien au monde n’est plus nouveau ou plus plaisant. Je trouve qu’elle ne pouvait faire autrement ; le confesseur la voulait entendre puisqu’il ne se contentait pas de l’aveu qu’elle lui en avait fait. Je vois le bonhomme pâmé de rire le premier de cette aventure. Nous vous mandons souvent des folies, mais nous ne pouvons vous payer celle-là. »

Enfin, vers la fin de 1676, une grande question était débattue : celle d’un voyage à Paris. Mme de Grignan était suspendue entre le oui et le non, et, en bonne cartésienne, elle écrivait que « l’incertitude ôte la liberté. » Elle disait qu’elle entend d’un côté une voix qui lui crie : « Ah ! ma mère ! ma mère ! » et de l’autre une voix qui la retient à Grignan. Et elle restait, suspendue « comme le tombeau de Mahomet. » Cependant le oui l’emporte ; la résolution est prise, et Mme de Grignan part pour Paris, où elle reste six mois. La correspondance s’arrête du 13 décembre 1676 jusqu’au 8 juin 1677. — Reposons-nous aussi, avec ces dames, et suspendons ici la première partie de ce travail.


PAUL JANET.