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par ce rêve ambitieux de conquête, mais le réduisant peu à peu aux proportions d’une simple velléité, confia une mission d’encouragement à M. de Sassenasr qui lui aussi avait résidé quelque temps à La Plata, et qui n’arriva même pas à Buenos-Ayres ; la suspicion où le mit sa mission, ébruitée avant qu’il y parvint, l’arrêta à Montevideo.

Les citoyens de la république Argentine, aujourd’hui constituée, peuvent, aussi bien que nous Français, envisager de sang-froid dans le lointain vague de l’histoire ces tentatives platoniques de conquête. Les armées de Napoléon victorieux, s’il avait eu le loisir de les employer à cet objet, eussent échoué contre la résistance des créoles, peu disposés à changer de maîtres, déjà résolus à n’en pas avoir, avides d’indépendance politique après s’être soulevés, en réalité, pour échapper à l’exploitation commerciale de la métropole. Déjà initiés aux idées de la révolution française, que l’Amérique avait accueillies la première, ils n’avaient rien à prendre des principes que la France impériale leur avait substitués.

Liniers fut victime de son zèle patriotique. L’armée créole oublia qu’il avait improvisé le prologue du grand drame de l’indépendance, qu’il avait révélé l’existence de forces capables d’entrer en lutte avec une armée anglaise et, à plus forte raison, avec l’armée d’Espagne. Une émeute le destitua, lui opposa un vice-roi nommé par elle, lui arracha Montevideo et Buenos-Ayres, le forçant à chercher dans l’intérieur un centre de résistance. Il le trouva à Cordoba, tint en échec ses ennemis jusqu’au jour où, en 1810, déclaré traître à la métropole, et, par une contradiction étrange, traître à la révolution, allié des Français, usurpateurs de l’Espagne, il fut enveloppé et pris avec six de ses compagnons par l’armée créole, par ceux qu’il avait, le premier, groupés et conduits à la victoire. Fusillé dans un lieu sans nom, en pleine pampa, sur les rives désertes d’un ruisseau ignoré, où aucun souvenir n’a été conservé de cette triste fin d’un homme vaillant, il est en même temps que le premier des héros de l’indépendance le premier sacrifié par les patriotes, et commence cette série lugubre qui se continuera par l’exil de San-Martin et de Rivadavia.

Quant à la France, si elle peut regretter ce martyr d’un rêve colonial irréalisable, elle peut affirmer qu’elle n’a rien perdu dans l’écroulement de ses espérances. L’histoire de ce siècle s’est chargée de démontrer que l’annexion rêvée par Liniers n’aurait pas eu de lendemain et se serait écroulée d’elle-même avec la dynastie napoléonienne. Il n’en serait resté, après quelques années passées sans profit sous une loi commune, que le souvenir d’une humiliation ; les créoles en eussent gardé quelque rancune ; peut-être après