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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/911

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la patrie, mais pour une patrie différente. Est-ce spécial aux colons de La Plata ? Non. C’est ainsi partout. Pareille chose s’est produite dans les colonies même créées par des Français, comme le Canada, qui a cessé d’être français sans que les colons aient abandonné leur patrie d’adoption, soumise à une loi nouvelle. Cela tient sans doute à ce que le Français qui a fait un violent effort, contraire à sa nature, pour s’expatrier, transmet à ses enfans, sur la terre étrangère, son goût pour le pays qui les a vus naître. Cela tient aussi à ce que cet effort qu’il a fait une fois, il ne se sent pas le courage de le tenter de nouveau. Après s’être expatrié, il sent que retourner dans la patrie depuis longtemps abandonnée, c’est s’expatrier de nouveau, que c’est rentrer trop vieux dans des souvenirs trop jeunes, au milieu d’amis qui vous ont oubliés et qui ont pris la longue habitude de vivre sans vous pendant que vous preniez celle de penser autrement qu’eux. S’il tente cette épreuve, Il ne la mène pas souvent jusqu’au bout ; il fuit devant les déceptions et retourne là-bas, où l’on pense comme lui, où il peut échanger les lieux-communs qui lui sont chers, sans se mettre en frais d’entendement ni d’invention, où il retrouve ses mœurs et des gens qui le saluent dans la rue. Il se console en leur racontant que, dans son pays, il se faisait l’effet d’un personnage muet contemplant une photographie où semblaient s’agiter des gens qu’il croyait reconnaître, dans un paysage déjà vu, mais au travers d’un nuage, d’une couleur de convention qu’il ne pouvait dégager, et que, fatigué, il est revenu au milieu de ceux avec qui il sait vivre. Alors il reste, cette fois pour toujours, entouré de ses fils, qui le voient avec joie rapprocher ses affections des leurs.

Ceux qui croient que les enfans nés à l’étranger aiment naturellement la patrie de leur père se trompent étrangement ; c’est là une fiction de la loi française, rien de plus. L’homme choisit sa patrie comme il choisit toutes ses affections ; il n’y a pas là de voix du sang. La patrie des ancêtres est moins une mère qu’une tante respectée ; la vraie, c’est celle où le cœur et l’esprit se sont formés, au milieu de cœurs battant à l’unisson, au milieu d’esprits subissant, à la même heure, au même lieu, les premières impressions : cette heure-là commence à sept ans et se prolonge jusqu’à vingt. C’est vers le pays où il a vécu ces heures-là que l’homme ramènera ses affections patriotiques ou le sentiment inconscient qui, chez beaucoup de gens, en tient lieu. Nous n’en devons pas moins compter comme des nôtres, tout au moins comme des neveux aimés et ingrats, les fils de Français qui tiennent, dans le pays dont nous nous occupons, les premières places ; leurs qualités de race les rapprochent de nous, et nous pouvons constater avec quelque fierté