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puissantes nations de l’Europe. Après avoir été César en France, je serai Camille à Rome. L’étranger cessera de fouler de son pied le Capitole et n’y retournera plus; Rome égalera Paris, en conservant ses souvenirs. »

« Ce n’était peut-être qu’un rêve, » disait le prince Napoléon en citant les paroles du captif de l’île d’Elbe ; mais ce rêve, porté à la tribune française, projetait une lumière étrange sur les tendances intimes du grand empereur. Il semblait que Napoléon ne s’était servi de la France que pour assouvir ses passions de conquérant, que ses secrètes préférences étaient pour l’Italie et que, si les événemens l’eussent permis, il eût consacré tout son génie à lui rendre la splendeur de l’empire romain. N’était-il pas Italien d’origine? L’ancienne France n’existait pas pour lui, il ne tenait compte ni des lois ni des nécessités de son histoire. Les premiers élans de son cœur s’étaient reportés sur l’Italie ; les Français, à ses yeux, étaient alors des oppresseurs, il conspirait avec Paoli contre leur domination.

Napoléon III s’était assimilé les idées napoléoniennes. Affilié, comme son oncle, aux sociétés secrètes, il avait, en 1831, dans ses années d’adolescence, conspiré contre le pape et l’Autriche, poursuivi la résurrection de l’Italie. Arrivé au pouvoir, il fit des rêves de sa jeunesse le pivot de sa politique. Il obéissait à la logique de son système en faisant, comme le chef de sa famille, litière du passé. Peu lui importaient les causes qui avaient présidé au développement de la monarchie française. Ses idées rétrospectives ne s’étendaient pas au-delà de la révolution de 1789. Il voulait, en rupture avec nos vieilles traditions, opposer à la Sainte-Alliance l’union des races latines.

L’unité de l’Italie devait être une protestation permanente, une démonstration vivante contre l’ancien droit. Il espérait affermir sa dynastie en établissant en Europe un droit nouveau formulé en deux principes : le suffrage universel et le droit des nationalités[1].

  1. Le principe des nationalités, que la France a affirmé pour la première fois, lors de la guerre d’Amérique, répondait aux aspirations généreuses du caractère français. Il fut pendant de longues années, on ne saurait le méconnaître, un élément de force et d’expansion pour notre politique, paralysée depuis 1815 par la sainte-alliance. Le gouvernement de Louis-Philippe, si contesté à ses débuts par les chancelleries étrangères, sut en tirer un grand parti au profit de sa consolidation. Mais il s’en servit avec mesure et discernement, juste assez pour impressionner les cours du Nord et leur donner à réfléchir, sans les provoquer. Le gouvernement de l’empereur s’était trouvé à son avènement en face des mêmes difficultés, et il n’est pas étonnant qu’il ait cherché à se servir, au profit de son influence naissante, du mouvement national que la révolution de 1848 avait soulevé sur le continent et particulièrement en Autriche. Mais au lieu de le contenir et de le diriger, il le précipita, sous l’influence d’idées préconçues. Il n’eut pas conscience de sa situation en Europe après la guerre de Crimée et de l’action que sa politique autoritaire lui donnait sur les gouvernemens. Il se refusa à comprendre le rôle qui lui incombait. Les vieilles alliances étaient rompues, et l’Europe profondément divisée cherchait une voie nouvelle. Une diplomatie prévoyante, avisée, se serait insensiblement dégagée d’une solidarité étroite, compromettante, avec les aspirations unitaires et révolutionnaires. L’axe de la politique européenne s’étant déplacé à notre profit, notre ligne de conduite semblait toute tracée. Nous n’avions qu’à nous substituer, en quelque sorte, au cabinet de Pétersbourg, dont l’influence était prépondérante depuis 1815, rassurer les dynasties, nous constituer leur protecteur, sans pour cela rompre entièrement avec les idées libérales et nous aliéner les sympathies des peuples. C’est la politique que poursuit M. de Bismarck depuis 1871, avec une persévérance qui ne s’est pas démentie et qu’il formulait déjà dans une de ses circulaires du mois de mars 1871.