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grande abondance. L’été, ces mêmes habitans redeviennent mineurs et cultivateurs. Ils font paître des troupeaux d’assez chétive apparence sur un sol peu riche en substance nutritive. L’aspect qu’offre le pays est singulier par la symétrie même de ses nombreux hameaux. Tous construits sur un même modèle, forment comme de petites îles séparées du dehors par un fossé plein d’eau, communiquant avec les chemins par un pont grossièrement construit, et remarquables par leurs rangées circulaires de grands ormes. Le plus considérable de ces villages est Saint-Joachim, autour duquel se groupent des milliers d’habitans. Cette population doit à ses habitudes de propreté, de famille, de travail en plein air, un caractère frappant d’honnêteté et de dignité. Elle a une tendance à s’isoler et forme une véritable tribu, comme ses villages uniformes semblent lui donner l’air d’une petite république. Elle ne contracte pas habituellement de mariages avec les populations voisines. Les nouvelles constructions, recouvertes d’ardoises et supérieures aux anciennes, très défectueuses, paraissent annoncer un progrès de l’aisance. Mais c’est un signe trompeur : outre que l’hygiène laisse à désirer et que les maladies qui affectent les voies respiratoires ne sont pas rares chez cette population pourtant vigoureuse, les conditions de l’existence sont plutôt devenues moins bonnes : le revenu de la propriété mottière a baissé, et le salaire trop souvent diminué ne trouve plus à se compléter, comme autrefois, par les travaux de construction maritime qui remplissaient les chômages.

Les paludiers, ou habitans des marais salans, nous montrent aussi le régime de la propriété et de l’exploitation sous un aspect qui mérite d’attirer l’attention. La propriété des marais salans est extrêmement divisée. On comptait naguère dans le salin de Guérande plus de 3,000 propriétaires ne possédant souvent que deux ou trois œillets — on nomme ainsi ces petits carrés remplis par l’eau de la mer, où le sel se dépose. Le paludier est le plus souvent une sorte de copropriétaire, ou de métayer, partageant avec le propriétaire les fruits de l’exploitation dans des proportions qui varient suivant les lieux. Dans le salin de Guérande, le paludier reçoit communément le quart de la récolte ; mais le propriétaire supporte les frais du portage des bords de l’œillet jusqu’au mulon. Les porteuses (car les femmes jouent un grand rôle dans ce genre de travail) sont payées à raison de 1 franc par jour et par œillet ; elles profitent, en outre, du sel blanc formé à la surface. À Bourgneuf, l’usage attribue au paludier la moitié du produit et quelquefois plus, mais le portage s’opère à ses frais. Il y a quelques années, cette industrie salicole faisait vivre, dans la région du bas de la Loire, environ dix mille personnes. Mais elle a été fortement ébranlée par une succession impitoyable de mauvaises années et par la