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rien à faire avec cette histoire d’un crime que le poète nous illustre; ce n’est qu’une amplification de rhétorique sur un sujet de morale, empruntée à la chronique d’Holinshed et versifiée. C’est pourtant une des parties de l’ouvrage qui, l’autre soir, ont fait le plus de plaisir; même, le lendemain, abusés par ce plaisir, des critiques ont rangé cette scène parmi les plus admirables. Détachez-la du Macbeth de M. Lacroix, jurez-moi que c’est un morceau inédit du Louis XI de Casimir Delavigne, un épisode tiré des Mémoires de Commines, où l’on voit le dauphin éprouver le dévoûment d’un de ses serviteurs : il n’est pas impossible que je vous croie. Voilà justement pourquoi le public de l’Odéon a été ravi de ce passage, : secoué par tant de soubresauts pendant trois actes, il respirait un peu ; il reconnaissait une ordonnance des sentimens et des idées qui lui était familière; il entendait de nouveau le discours, l’habituel discours, au lieu du cri; dépaysé par Shakspeare, il se retrouvait en lieu de connaissance, comme un Normand qui, après un voyage dans les highlands, se réveillerait dans un parc de l’île de Wight. Cette scène, estimée trop haut, c’est le reste méconnu : ainsi la preuve de notre thèse est faite, au sens où les mathématiciens entement la preuve d’une opération.

Ai-je compté le dernier des obstacles qui sépare le spectateur de Shakespeare? Hélas non! Autant que dramaturge, Shakspeare est philosophe et poète ; il l’est dans Macbeth plus que dans aucun autre de ses drames, si Hamlet est mis à part. Est-ce à la clarté du lustre, alors que l’héroïne expire et que l’on attend la mort du héros, est-ce en pareil endroit, à pareille heure, qu’on regarde couler avec les sentimens qu’il faut ce fleuve de pensées :


To-morrow, and to morrow, and to-morrow
Creeps in this petty pace from day to day…


Holà! que le héros se lève et se précipite au dénoûment; nous ne sommes pas ici pour méditer en cadence. Mais que parlé-je d’un philosophe et d’un poète? Il en est dont le style, au moins, se laisserait comprendre à la course; Shakspeare invente perpétuellement son vocabulaire et sa syntaxe. « Un Saint-Simon déchaîné dans la poésie et dans le drame, » voilà comment le définit M. Darmesteter, qui le connaît chez nous mieux que personne. De vrai, Saint-Simon n’a pas cette suite dans l’audace ni cette fureur lyrique de l’imagination qui se crée continuellement une expression propre. Y a-t-il jamais eu un Anglais, même parmi les contemporains de Shakspeare, qui, sans connaître Macbeth, et l’entendant pour la première fois à la représentation, en ait compris tous les vers? Il est permis de poser la question. Aujourd’hui, plus d’un mot, au passage, déconcerte même l’auditeur instruit.