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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/490

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courir. Non ; mais son enfance à lui aussi s’était développée, sur cette rade, à faire ce métier sain et dur ; alors il les contemplait longuement et éprouvait, aies voir, des impressions mélancoliques, — qui n’avaient presque plus de forme, tant elles étaient affaiblies et lointaines…


IV.

Il se souvenait d’avoir eu des maîtresses…

C’était du temps où ses yeux roulaient vite entre leurs cils noirs, jetant de droite et de gauche leur flamme jeune et virile, leur éclat dominateur.

Il avait été attendu, prié, désiré à genoux. On avait soupiré en se pâmant sous des baisers de ses lèvres ; — à présent le scorbut et les humidités de la mer les avaient rongées ; ses belles dents blanches que les filles embrassaient étaient devenues ces ivoires jaunis, inégaux, au milieu desquels les pipes de terre avaient fait une brèche ronde.

Des femmes ; des femmes bronzées, des femmes noires, des femmes blanches avec des tresses blondes… Il retrouvait de temps en temps dans sa mémoire la figure de l’une, les mots de tendresse d’une autre et sa chair douce ; elles repassaient lentement comme des images spectrales, confuses, pas au point, renvoyées par des prismes trop lointains. Il ne les regrettait même plus et s’étonnait seulement d’avoir pu autrefois leur donner tant de cette vie dont il était aujourd’hui si avare.

L’amour ; les regards de désir qui enveloppent ; les lèvres qui se tendent pour être embrassées ; le charme éternel qui fait les créatures se chercher et s’étreindre ; tout cela était fini, était mort. Même il ne se l’expliquait plus ; quelque chose à présent lui manquait pour le comprendre ; la clé du mystère délicieux était pour lui à jamais perdue… Et il se préoccupait de ce qu’il mangerait ce soir ; de son petit souper à préparer, seul, à la lumière de sa petite lampe, avant de s’étendre de très bonne heure sur sa couche glacée.


V.

Il se souvenait d’avoir eu une femme… Cela avait duré juste un printemps : des baisers échangés les soirs d’avril, dans le calme honnête d’un logis à deux.

Il était presque un peu âgé pour un matelot, — trente et un ans, — quand il avait pris cette jeune fille en mariage à Port-Louis.

Il y avait eu un cortège, des violens, un lendemain à Lorient…