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Cette année-là, parmi les matelots, c’était la chanson en vogue. D’un groupe à l’autre, sans se connaître, ils se la renvoyaient et la reprenaient en chœur. Même elle était redite par les petites filles de ce faubourg qui s’accoudaient au granit de leurs vieilles fenêtres pour les voir passer ; elle était chantée par ces petits minois pâles ou roses, aux yeux battus par l’ardeur des premières voluptés, qui sortaient le soir sur le pas de leur porte pour guetter leur amant à col bleu; toutes les nuits, elle était comme un hymne de plaisir emplissant ces rues grises.

Et lui qui s’en allait pour jamais, suivi de la gaie chanson des jeunes, s’était mis par bravade à chanter aussi :


……………..
Des jours de folie
Et des nuits d’amour.


— As-tu vu, ce vieux, aussi donc! avait dit une petite effrontée qui était derrière une porte à attendre son gabier...

... L’obscurité tombait quand il se retrouva seul, hors des murs de Brest, sur la route du Portzic. Le vent d’ouest, lui fouettant le visage, apportait la senteur des goémons de la mer.

La nuit était close quand il ouvrit la barrière de son petit jardin et entra dans son logis de retraité où il allait coucher pour la première fois.

A une place d’honneur, au-dessus de la cheminée, il suspendit pour toujours son sifflet d’argent... C’était étrange, cette mélancolie inattendue qui le prenait maintenant, comme si cette soirée eût marqué pour lui la fin de toutes choses... Elle était bien rangée, sa chambre, et il avait tenu à ce qu’elle eût un joli aspect. Plusieurs des objets ornant ce ménage de vieux forban, ramassés aux quatre coins du monde dans des aventures ou des pillages, avaient des physionomies extraordinaires qui rappelaient des pays lointains. Et, auprès du lit, le portrait de la petite morte, — moins effacé dans ce temps-là, — regardait vaguement en tenant son cierge.

Il prit à deux mains ce cadre de coquillages, et, son cœur s’amollissant malgré lui, dans cette soirée heureuse, une première larme se mit à descendre jusqu’à sa barbe déjà blanche. Il était d’un vrai sang de marins bretons, et ces hommes d’apparence rude, qui vivent sur la mer, gardent toujours au fond de leur cœur le souvenir unique et ineffaçable de quelque coin de village ou de quelque petite figure douce qu’ils ont aimée.

Le vent d’ouest sifflait sous sa porte ; derrière sa maison solitaire, il s’engouffrait dans la cour humide que surplombaient le