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pendant ces transpirations de la nuit, et la charpente osseuse commençait à saillir sous la chair amollie.

Toujours des scènes semblables revenaient dans ses rêves. Il se croyait à bord, sur sa couchette, manquant d’air, la nuit d’un gros temps, au fond de quelque entrepont fermé; alors on venait le chercher, lui rappelant qu’il était de quart et qu’on manœuvrait là-haut. Vite il voulait s’habiller, courir, exaspéré d’avoir manqué à son service, pris d’une anxiété affreuse en songeant à ce qui pouvait se passer dans la mâture. Mais il ne trouvait pas ses vêtemens, il ne rencontrait aucune issue pour monter et ne se reconnaissait plus... Ou bien, s’il arrivait jusque sur ce pont et comprenait la manœuvre à faire, c’était son sifflet qui ne rendait plus aucun son, ses bras qui n’avaient plus aucune force, et il se débattait longtemps contre son inertie étrange, dans une lutte épuisante. A la fin, il se réveillait baigné de sueur et n’entendait plus que le bruit familier du vent d’ouest entrant sous sa porte ou de la pluie d’hiver tombant sur son toit; peu à peu, il se rappelait que c’était fini à jamais, ces scènes de la mer, et que lui-même était devenu un vieillard près de finir. — Et alors, c’était une autre angoisse, plus sombre que celle du rêve.

Il avait bien de quoi vivre, avec sa pension, sa croix, son argent placé.

Toutes les menues choses de son existence étaient réglées jour par jour, avec précision, par cette habitude d’ordre que prennent à bord les vieux serviteurs.

Il préparait lui-même ses repas, faisait son lit et sa chambre, lavait son linge à certains jours de la semaine, dans sa petite cour de derrière.

Une vieille femme du Portzic, une certaine mère Le Gall, qui passait chaque matin, lui faisait son marché. Il n’en manquait pourtant pas, de ces retraités de la marine comme lui, que le métier avait laissés sans famille, — figures couturées de vieux aventuriers ou figures respectables de vieux braves, avec des rubans ronges ou jaunes à la boutonnière, — il n’en manquait pas qui, dans Recouvrance, s’en allaient carrément, le panier au bras, faire eux-mêmes leurs provisions de solitaires. Ça n’était pas déshonorant, bien sûr, mais cela lui répugnait, ce petit panier, et ces discussions, et ces marchandages.

Cependant, comme tous les marins, il avait l’habitude de ces ouvrages que les gens de terre laissent aux femmes; on le voyait chez lui, grand vieillard aux traits encore nobles, raccommoder ses vêtemens, changer les boutons de ses effets du service pour en faire des costumes civils, et coudre assez prestement, avec ses rudes mains tatouées, qui jadis avaient fait des prodiges de force.