Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/594

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrangère et d’y intéresser tous les Romains en la rapprochant d’eux. Mais il a voulu faire plus encore. L’invasion de la religion hellénique n’avait pas supprimé toutes les anciennes fables des peuples italiens ; quelques-unes survivaient, attachées à des villes ou à des temples dont elles expliquaient la naissance. Elles étaient grossières, comme le peuple qui les avait créées et les gens du monde, qui trouvaient qu’elles rappelaient la rusticité des aïeux, s’en moquaient volontiers. Virgile était plus respectueux pour elles ; leur antiquité les lui rendait chères et il pensait qu’ayant bercé l’enfance du peuple romain, elles avaient droit à figurer dans un poème qui racontait ses origines. Sans doute, ce n’était pas une entreprise aisée que de les mettre à côté des fables homériques, si élégantes d’ordinaire et si gracieuses, et elles risquaient beaucoup d’y faire une pauvre figure ; mais ce péril n’arrêta pas le poète, et il voulut précisément qu’Énée, à son premier pas dans le Latium, fût pour ainsi dire accueilli et salué par une vieille légende latine.

« Les Troyens, nous dit-il, venaient d’attacher leurs vaisseaux aux rives verdoyantes du Tibre. Énée avec les principaux chefs et le bel Iule, se reposent sous les branches d’un arbre élevé. Ils préparent leur repas ; et d’abord, sous les mets dont ils doivent se nourrir, ils placent des gâteaux de pur froment (c’était Jupiter lui-même qui leur suggérait cette idée), puis ils chargent de fruits champêtres cette table composée des produits de Cérès. Il arriva que, tous ces mets étant épuisés, leur faim, qui n’était pas rassasiée, les contraignit d’attaquer ces légers gâteaux. Ils les prennent à la main, obéissant aux destinées, ils les portent à leur bouche et ne ménagent pas leur surface large et ronde : « Ah ! s’écrie Iule en plaisantant, voilà que nous mangeons aussi nos tables ! » Il n’en dit pas davantage ; mais cette parole suffit pour annoncer aux Troyens la fin de leurs maux. Énée la recueille aussitôt de la bouche de son fils, et, frappé de l’accomplissement de l’oracle, il la médite en silence. Puis, tout d’un coup : « Salut, s’écria-t-il, terre que les destins m’ont promise ! et vous aussi, salut, fidèles Pénates de Troie ! voici votre demeure, voici votre patrie ! Mon père Anchise (je m’en souviens aujourd’hui) m’a révélé autrefois les secrets de l’avenir : « Mon fils, me disait-il, lorsqu’arrivé sur des rivages inconnus, la faim te forcera, après avoir épuisé tout le reste, à dévorer aussi tes tables, espère alors une demeure fixe, et souviens-toi de tracer en ces lieux l’enceinte d’une ville nouvelle. » Voilà donc cette faim terrible qu’on nous annonçait ! Oui, nous