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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/598

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savoir en quel lieu ils devaient bâtir leur capitale. Tout à coup, pendant le sacrifice, la laie pleine qu’ils voulaient immoler s’échappe vers la montagne. Ils la suivent de loin, et à l’endroit où elle s’arrête pour y mettre bas ses petits, ils fondent leur ville. Les légendes de ce genre n’étaient pas rares dans la vieille mythologie des peuples aryens : à Bovilles, c’est un taureau ; à Éphèse, un sanglier, qui, en se sauvant des mains des sacrificateurs, avaient indiqué le lieu où la ville devait s’élever. Ici la laie a été préférée parce que c’est l’animal qu’on immole dans les traités d’alliance, et les trente petits représentent les trente cités qui formaient la confédération. Tout est, comme on voit, parfaitement simple et naturel dans le récit primitif, et on n’a nul besoin d’un augure ou d’un aruspice pour comprendre ce qu’il voulait dire.

Plus tard, quand la légende d’Énée se fut implantée à Rome, qu’on fit du héros troyen le fondateur de Lavinium, et de Lavinium la ville sacrée des Pénates, on voulut rapporter à la nouvelle métropole de la ligue latine le récit merveilleux qu’on avait imaginé pour l’ancienne. Mais il ne pouvait s’accommoder à sa nouvelle destination sans subir quelques changemens. On supposa que la laie blanche s’était arrêtée à l’endroit où Énée bâtit Lavinium, mais en même temps on continua d’admettre qu’elle avait donné son nom à Albe, en sorte que le prodige se trouvait concerner les deux villes à la fois, ce qu’il est bien difficile de comprendre. De plus, on imagina que les trente petits signifiaient les trente années qui séparent la fondation des deux villes. Virgile était forcé par le sujet même qu’il avait choisi d’adopter cette dernière forme de la légende[1] ; ce n’était pas, comme on vient de le voir, la plus simple et la plus naturelle. Mais qu’importaient ces petites obscurités de détail dans la narration d’un miracle ? Le fond de l’aventure subsistait ; il était toujours question de la laie et de ses petits, et les gens dont ces récits merveilleux avaient charmé la jeunesse étaient heureux de les retrouver dans le poème de Virgile.


III

Nous voici amenés, par la prédiction du Tibre, à parler de Lavinium. Il est souvent question de cette ville dans l’Énéide,

  1. Virgile a même introduit dans la légende une obscurité et une inexactitude nouvelles. En admettant que la laie blanche ait été trouvée, comme il le dit, sur les bords du Tibre, il aurait fallu supposer qu’elle s’enfuit jusqu’au lieu où doit s’élever Lavinium. Mais il a pensé que ce serait un spectacle ridicule de montrer Énée et ses soldats poursuivant une laie pendant près de huit kilomètres, et il a pris bravement son parti de la faire immoler où on l’a rencontrée. Mais alors on ne comprend plus l’expression : Is locus urbis erit, car Lavinium est à six milles des bords du Tibre. Servius dit qu’il faut traduire comme s’il y avait : in ea regione, c’est-à-dire, dans le pays, dans les environs, ce qui est bien vague et bien arbitraire.