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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/616

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n’hésite pas ; il se jette de nouveau dans la forêt et revient sur ses pas pour mourir, avec son ami.

Je ne commettrai pas l’imprudence de raconter leur mort après Virgile ; j’aime mieux laisser le plaisir au lecteur de revoir dans l’Enéide, l’épisode tout entier, Ce plaisir serait complet si l’on pouvait avoir la chance de relire cet admirable récit à Castel-Fusano même, c’est-à-dire auprès des lieux qui l’ont inspiré. Je n’imagine pas un endroit au monde où l’âme puisse mieux se livrer à cette grande poésie. Dans nos villes bruyantes, il est bien difficile de s’abstraire du présent ; il nous prend et nous tient de tous les côtés. A Castel-Fusano, rien ne nous dispute aux souvenirs antiques. Pour être tout entier à Virgule, je ne voudrais même pas avoir sous les yeux le sévère palais des Chigi, qui ressemble à une forteresse autant qu’à une maison de campagne ; je me placerais en face de l’avenue qu’on a pavée avec les dalles de la via Severiana et qui conduit à la mer, à l’ombre de ces grands pins parasols, les plus beaux qu’on trouve dans la campagne romaine, « Cette ombre, dit très bien Bonstetten, ne ressemble à aucune autre. On se promène entre les troncs gigantesques de ces arbres comme entre des colonnes, et, quoique dans un bois, on voit de partout le ciel et l’horizon. L’œil se repose doucement, comme sous un voile de gaze, dans un jour qui n’a pas le noir de l’ombre ni l’éclat du soleil. Il faut lever la tête pour apercevoir le parasol léger déplié dans les airs entre le ciel et la terre. » Assurément, comme je l’ai déjà dit, les vers de Virgile peuvent être compris et goûtés partout, mais il me semble que, dans cette solitude et ce grand silence, au milieu de ce beau parc qu’entoure un désert, parmi tous ces débris d’antiquité, on y trouve un charme de plus. Peut-être comprend-on mieux, en voyant avec quelle exactitude les lieux sont dépeints et les scènes sont racontées, de quelle manière il s’est fait qu’une œuvre d’imagination, une création de poète, soit devenue pour nous plus vivante et plus vraie que beaucoup d’histoires réelles, et comment s’est accomplie la prédiction de Virgile, qui annonçait à ses personnages que rien ne pourrait jamais effacer leurs noms de la mémoire des hommes :


Fortunati ambo, si quid mea carmina possunt
Nulla dies unquam memori vos eximet ævo.


GASTON BOISSIER.