Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/880

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus brillantes qualités du romancier et aux dons les plus solides de l’homme d’état. Dans le fameux et admirable pamphlet qui, sous le nom de Bataille de Dorking, a rappelé, en mai 1871, à l’oublieuse Angleterre que les malheurs qui étaient tombés sur la France pouvaient l’atteindre à son tour, rien n’est plus curieux, rien n’est plus instructif que le combat naval où l’escadre de la Manche s’abîme dans les flots, emportant avec elle ce qui fut la nation anglaise : « Vers dix heures, dit le narrateur de ces scènes de décadence et de ruine, vers dix heures arriva à Londres le premier télégramme, puis, une heure plus tard, un second annonça que l’amiral avait donné l’ordre de se former en ligne de bataille, et, peu de temps après, on hissait le signal : « Aborder sur l’ennemi et ouvrir le feu. » À midi, on reçut l’avis suivant : « La flotte a ouvert le feu à trois milles environ de nous sous le vent du vaisseau amiral. » Jusque-là, tout nous avait donné de l’espoir ; mais arriva le premier présage de malheur : « Un navire cuirassé vient de sauter ; les torpilles de l’ennemi font beaucoup de mal ; le navire de l’amiral est bord à bord avec l’ennemi ; le navire amiral paraît sombrer ; le vice-amiral a donné le signal de… » Et le câble cessa de parler. Nous n’eûmes d’autres nouvelles que deux jours plus tard. Le seul navire cuirassé qui put échapper au désastre entra dans le port de Portsmouth. Nous comprîmes alors comment les choses s’étaient passées. Nos marins, braves comme toujours, avaient voulu aborder les navires ennemis ; mais ceux-ci avaient éludé le combat corps à corps, et, prenant le large, avaient semé derrière eux ces engins infernaux qui, en quelques minutes, avaient coulé tous nos navires. Il paraît bien que le gouvernement avait eu connaissance de cette invention ; mais, pour la nation, ce fut un coup horrible et qui ne s’expliqua point… »

Est-ce un roman d’hier que cette Bataille de Dorking, racontée il y a douze ans par un homme qui pourrait bien avoir été le dernier des grands ministres anglais ? N’est-ce pas plutôt une histoire de demain ? À bien des signes on peut reconnaître que le règne des grandes escadres et des nations qui mettent leur confiance en elles est passé. On sait comment sont composées ces escadres. Depuis l’apparition de la marine cuirassée, l’effort constant des constructeurs et des marins avait été de concentrer sur un seul navire tous les instrumens de la guerre maritime, éperon, canon, torpille, de manière à n’avoir qu’une seule unité de combat armée d’une puissance offensive et défensive aussi formidable que possible. Aux immenses flottes d’autrefois succédaient des escadres peu nombreuses, mais formées de navires monstres, véritables places fortes flottantes capables de porter tous les coups et de résister à tous ceux qu’elles risquaient de recevoir. Les esprits prévoyans protes-